1 mai 2012

Un pas en avant, trois en arrière

Oui, George Sand était en avant de son temps; mais, elle est aussi en avant de notre temps. Ce n’est pas rien. 

À la suite de la récente motion anti-avortement, on se demande s’il faudra recourir aux aiguilles à tricoter pour avorter en cas de viol, comme il y a 50 ans.

Je n'entends pas reprendre le flambeau de Sand, mais force nous est de constater que nous n'avons pas progressé autant qu'on voudrait le croire, comme dans n'importe quel autre domaine de justice sociale par ailleurs.

Et, rappelons-nous les paroles de ces canonisés à propos des femmes :

Ève, maudite à travers la maternité plutôt que d’en être bénie, fut identifiée à une forme inférieure de la matière qui attirait l’homme vers le bas de l’échelle spirituelle. Dans les excréments et l’urine de l’accouchement, tout ce qui est vil, bas, corruptible et matériel s’incarne dans la femme, la malédiction des menstruations la rapproche des bêtes.
~ Augustin

Si elles se fatiguent ou meurent, cela n’a pas d’importance. Laissez-les mourir en couche, c’est ce pour quoi elles existent.
~ Thomas d’Aquin 

Et pour ajouter l’affront à la blessure, des congrégations de frères Moralatus pédophiles ont osé répandre ces croyances ignobles, de génération en génération. Amen, alléluia… 

***
Changeant de sexe et manière,
Elle est Dudevant par-devant
Elle est George Sand par-derrière;
Lammenais s’y trompe souvent.

Insultée, souvent grossièrement, comme le prouve ce quatrain attribué à Mérimée (à tort il faut l’espérer), Aurore Dupin (alias George Sand, 1804-1876) paye très cher son désir d’être elle-même. Honnie des bienpensants, moquée des autres, elle paye plus cher encore de vouloir gagner sa vie; et si ce gagne-pain la conduit très vite à une gloire littéraire à laquelle elle ne prétendait pas, le scandale ternit cette gloire. On ne l’a plus évoquée ou représentée que le cigare à la bouche et dans cet uniforme masculin qui a nourri sa légende (des caricatures de son époque jusqu’aux films les plus récents).

Parce qu’elle transgresse les lois de la société du temps, parce qu’elle n’en n’accepte pas l’hypocrisie, elle est accusée de tous les péchés. Parce qu’elle réclame pour la femme l’égalité avec l’homme – tout au moins dans l’affection et le mariage – elle est punie de ce blasphème par la calomnie, à tel point qu’aujourd’hui encore, on la traite de tous les noms, en particulier, de «bonne femme». Elle a toujours tort en tout et pour tout.

L’on comprend pourquoi, de sa lointaine Belgique, Victor Hugo éprouve le besoin de la défendre des attaques dont elle est l’objet : «Je n’ai jamais plus senti le besoin d’honorer George Sand qu’à cette heure où on l’insulte». 

Par ignorance, les femmes elles-mêmes ne reconnaissent pas celle qui les a défendues. Ses prémonitions prophétiques, ses réussites sont tournées en ridicule.

En dépit du travail patient de quelques spécialistes, au centième anniversaire de sa mort, l’œuvre de George Sand est à peine défrichée et l’importance de sa place en littérature toujours méconnue. Malgré son succès en Grande-Bretagne et aux États-Unis où elle a été si souvent traduite, c’est en Russie qu’elle a trouvé la plus grande audience. Elle y a été tout de suite très aimée, on la lit encore.

Les conservateurs et les catholiques de son temps considèrent comme diable l’auteur d’Indiana parce qu’elle crie : «Sociétés, institutions, honte à vous, haine à mort». Ils lui reprochent surtout de vouloir abolir le mariage. Elle s’en est toujours défendue, disant vouloir remplacer cette institution par «un lien plus humain». Ce qui étonne, plus que la position des conservateurs de son époque, c’est celle des conservateurs d’aujourd’hui, qui voudraient restreindre son œuvre à des romans champêtres.

Son œuvre si vaste – cent quatre-vingts volumes sans compter la correspondance et les articles de presse – mérite que quelques chercheurs se consacrent à en dégager, selon le mot de Taine, «l’histoire morale et philosophique du siècle».

Les réalistes lui reprochent son utopie et les utopistes son réalisme. Son siècle obtient, parmi les revendications qu’elle met en avant : le suffrage universel, l’éducation du peuple, et surtout celle des filles. Il semble que George, la visionnaire, ait devancé et inspiré l’actualité. Son féminisme sage a fait école un siècle après, avec la libération du mariage et les droits reconnus aux femmes. Tout ce qu’elle prône : les problèmes de l’éducation permanente, la nécessité de la communicabilité de la langue employée par les écrivains, la participation des acteurs et du public à l’œuvre théâtrale, est encore à la pointe des débats intellectuels de nos jours.

Sa personnalité forte, riche, contrastée, passionnée, son extrême générosité, son amour des êtres, de la vie, aussi attachants soient-ils, ne doivent pas dissimuler qu’elle a passé quatorze heures par jour de sa longue vie à l’écriture, et que son plus grand amour est peut-être l’amour du travail.

Réduire George Sand, cet écrivain considérable, à n’être qu’un personnage, est très injuste. Ramener son histoire à quelques liaisons me parait sot.

Politique, religion et philosophie

Les contemporains de George Sand lui ont reproché ses théories religieuses, philosophiques, sociales, politiques et, avant tout, son féminisme.

Elle en veut à l’Église catholique et aux prêtres de trahir la religion idéale, comme elle en voudra au peuple violent, de ternir la vision qu’elle a du peuple idéal. En 1870, elle affirme sa foi dans la survie : «Je crois que nous vivons éternellement, que le soin que nous prenons d’élever notre âme vers le vrai et le bien nous fera acquérir des forces toujours plus pures et plus intenses pour le développement de nos existences futures».

Aussi enthousiaste et passionnée soit-elle, elle ne défend jamais ses idées en aveugle, au contraire : «Notre philosophie, à nous autres qui nous piquons d’être progressistes, devrait bien faire le progrès d’une certaine tolérance. Dans l’art, dans la politique, et, en général, dans tout ce qui n’est pas science exacte, on veut qu’il n’y ait qu’une vérité, et c’est une vérité en effet, mais dès qu’on se l’est formulée à soi-même, on s’imagine avoir trouvé la vraie formule, on se persuade qu’il n’y en a qu’une, et on prend dès lors cette formule pour la chose. Là commencent l’erreur, la lutte, l’injustice et le chaos des discussions vaines. Il n’y a qu’une vérité dans l’art, le beau; qu’une vérité dans la morale, le bien; qu’une vérité dans la politique, le juste. Mais dès que vous voulez faire de chacun le cadre d’où vous prétendez exclure tout ce qui, selon vous, n’est pas juste, bien et beau, vous arrivez à rétrécir ou à déformer tellement l’image de l’idéal que vous vous trouvez fatalement, et bien heureusement, à peu près seul de votre avis. Le cadre de la vérité est plus vaste, toujours plus vaste, qu’aucun de vous ne peut se l’imaginer. Tous ces catéchismes d’art et de politique que l’on se jette à la tête sentent l’enfance de la politique et de l’art».

Féminisme

Son féminisme qui a fait un tel bruit était pourtant raisonnable. Mais demander l’entière égalité de la femme et de l’homme dans le mariage, c’est blasphémer contre la sacrosainte autorité masculine. Dès le début de son mariage, elle comprend combien est peu favorable aux femmes la société qui, grâce au Code Napoléon, les traite en mineures, juridiquement et économiquement. Elle le constate encore après sa séparation conjugale à trente-quatre ans.

Bien que consciente du handicap de la femme, George croit à l’égalité sexuelle de l’homme et de la femme. Elle admet difficilement qu’on permette au mari des fredaines qu’on ne pardonne pas à l’épouse. Elle pense la même chose si le couple est légitime. «Si j’étais infidèle, je n’en n’aurais que des remords très proportionnés à l’importance du crime, et n’irais point au désert faire pénitence d’un péché que vous et beaucoup d’hommes respectables ont commis je ne sais combien de milliers de fois » écrira-t-elle à Michel de Bourges. Une telle prétention fait scandale à l’époque. La femme, obligée pour la plupart du temps de se marier sans amour, doit accepter que, selon la coutume, la société accorde son indulgence au mari et réserve sa sévérité à la femme.

George croit à l’amour et même à l’amour exclusif; elle juge le mariage nécessaire, ne serait-ce que pour élever les enfants. Elle trouve indispensable que le contrat de mariage soit un contrat honnête, entre deux êtres reconnus égaux, qui aient dans cette association «des droits égaux au bonheur et à l’épanouissement». Pour elle, le grand péché est de se donner sans amour et c’est ce qu’on lui impose, comme à tant d’autres. L’homme est sûr que «sa cupidité, sa débauche et sa violence seront pardonnées». C’est au mari qu’elle en veut. Si elle fustige les mauvais mariages, elle espère qu’il peut y en avoir de bons, mais reste «convaincue de l’impossibilité radicale de ce bonheur idéal de l’amour dans ces conditions d’inégalité, d’infériorité et de dépendance d’un sexe vis-à-vis de l’autre». Elle ne peut «conseiller à personne un mariage sanctionné par une loi civile qui consacre la dépendance, l’infériorité et la nullité sociale de la femme». Loin d’être une suffragette, elle veut seulement garder sa dignité de femme : «et puis le monde trouve fort naturel () qu’on se joue avec les femmes de ce qu’il y a de plus sacré : les femmes ne comptent, ni dans l’ordre social, ni dans l’ordre moral.»

Elle provoque la dérision et déclenche un tollé général : ne prétend-elle pas que l’honneur d’une femme vaut autant que celui de l’homme? Les mâles vertus, la droiture, le désintéressement, la discrétion, la persévérance dans le travail sont-elles interdites aux femmes? Il lui faudra payer cher cette impudence; elle subira une persécution qui ne s’arrêtera pas devant le seuil de sa vie privée. Aussi prudentes et raisonnables qu’apparaissent de nos jours ses opinions sur la condition féminine, George, tout le long de sa vie, est non seulement critiquée à leur propos mais moquée avec férocité.

Elle a une très claire notion de la nécessité du travail pour la femme et envisage, à la base d’une société juste, une égalité économique entre l’homme et la femme, mais elle remet à plus tard la réalisation de ce rêve. Si elle n’a pas beaucoup prêché le travail des femmes, dont elle a pourtant compris l’utilité et l’intérêt, c’est que les conditions générales du travail à l’époque, notamment dans les manufactures, étaient tout à fait révoltantes. Une transformation préalable de la société était nécessaire. L’affranchissement de la femme n’est réalisable qu’en rendant à la femme les droits civils que le mariage lui enlève et que le célibat seul lui conserve. Elle insiste : il faut réclamer «l’égalité civile, l’égalité dans le mariage, l’égalité dans la famille».

Ce que George veut, c’est reprendre à la base ce qu’on n’appelle pas encore la condition féminine, afin que les femmes soient des êtres à part entière. Sans bruler les étapes. Elle veut tenir compte des différences qu’elle reconnait entre l’homme et la femme sur le plan physiologique, sur le plan du cœur, sur le plan du travail. «Que la femme soit différence de l’homme, que le cœur et l’esprit aient un sexe je n’en doute pas () Mais cette différence, essentielle pour l’harmonie des choses, doit-elle constituer une infériorité morale?» Elle veut établir une égalité de principes avant de réclamer l’application de cette égalité, dans les détails, même les plus concrets.

La tempête soulevée par ses demandes réduites aux seuls principes démontre combien nécessaire était sa discrétion. Elle est accusée de saper, avec le mariage, les bases de la société. «Toutes les unions possibles seront intolérables, tant qu’il y aura dans la coutume une indulgence illimitée pour les erreurs d’un sexe, tandis que l’austère rigueur du passé subsistera uniquement pour réimprimer et condamner celles de l’autre.» George tient à ce que les femmes restent femmes, comme on le disait alors, comme on le dit encore.

Il faut que le mariage subsiste en raison de l’éducation des enfants, mais il est indispensable qu’il soit juste pour les deux partis, avec pour l’un et l’autre, les mêmes droits et devoirs. Le choix doit être le fait de ceux qui vont se marier et non des parents. Il faut que les partenaires soient conscients de la gravité de ce qu’ils font. Elle préconise le divorce par consentement mutuel dans le cas où l’obligation de se séparer apparaitra à chacun. Ces principes auxquels elle fait allusion dans tous ses romans suffisent pour heurter l’opinion qui crie au scandale. Mais pour le moment «on maltraite les femmes; on leur reproche l’idiotisme où on les plonge; on méprise leur ignorance; on raille leur savoir. En amour on les traite comme des courtisanes; en amitié conjugale comme des servantes ». Elle s’étonne qu’on espère les assujettir à la loi de la fidélité, «sans les aimer, en s’en servant, en les exploitant».

Par ailleurs elle combat un autre mal dont elle a souffert et qui intéresse toutes les femmes, le manque d’instruction. Le nombre des femmes qui savent signer est fort restreint; moins nombreuses sont celles qui savent lire et écrire. Jugeant par elle-même, George n’ignore pas que l’instruction donnée aux filles des classes privilégiées est insuffisante et frivole, et intentionnellement, très inférieure à celle que  reçoivent les garçons.

L’ignorance est la cause de bien des faiblesses inhérentes à la condition féminine. L’instruction lui est nécessaire aussi bien pour être l’égale de l’homme dans le mariage que pour trouver à l’extérieur un travail digne d’elle. C’est pourquoi la romancière prêche, avec passion, dans toutes ses œuvres critiques et créatrices, les droits de la femme à l’éducation et à l’instruction. Si on a pu accorder le suffrage universel aux hommes, avant même que l’école obligatoire passe vraiment dans les faits, c’est parce que la mentalité du temps leur donne une ouverture au monde sans comparaison avec celle offerte aux femmes.

Ainsi le féminisme de George Sand se réduit à demander pour l’homme et la femme l’égalité sexuelle, l’égalité des droits dans le mariage, l’égalité devant l’instruction, l’égalité des responsabilités dans la famille, ce qui sous-entend l’égalité des droits au travail. Elle ne veut plus que l’homme exploite la femme, que ce soit en tant que courtisane ou servante, la dignité de la femme lui parait là en jeu. Son féminisme est réfléchi. Elle ne met pas la charrue devant les bœufs. Elle espère éviter, aux femmes moins bien armées qu’elle, les difficultés qu’elle a eues.

Cette société si mal faite pour les opprimés – en particulier pour les femmes – elle contribuera de toutes ses forces à la changer. Elle éveillera la conscience assoupie des femmes affaiblies par leurs «mœurs d’esclaves». De sa révolte proviendra sa passion politique, mais sa passion politique s’arrêtera au seuil de la violence. La force de sa position résulte de ce qu’elle a prêché d’exemple et souffert des maux qu’elle combattait. Elle a démontré qu’une femme pouvait à la fois être amante et mère, jouer un rôle social, gagner sa vie et créer.

Extraits de :
George Sand
Francine Mallet
Grasset  

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