À la suite de la récente motion
anti-avortement, on se demande s’il faudra recourir aux aiguilles à
tricoter pour avorter en cas de viol, comme il y a 50 ans.
Je n'entends pas reprendre le flambeau de Sand, mais force nous est de constater que nous n'avons pas progressé autant qu'on voudrait le croire, comme dans n'importe quel autre domaine de justice sociale par ailleurs.
Et, rappelons-nous les paroles de ces canonisés à propos des femmes :
Ève,
maudite à travers la maternité plutôt que d’en être bénie, fut identifiée à une
forme inférieure de la matière qui attirait l’homme vers le bas de l’échelle
spirituelle. Dans les excréments et l’urine de l’accouchement, tout ce qui est
vil, bas, corruptible et matériel s’incarne dans la femme, la malédiction des
menstruations la rapproche des bêtes.
~ Augustin
Si
elles se fatiguent ou meurent, cela n’a pas d’importance. Laissez-les mourir en
couche, c’est ce pour quoi elles existent.
~ Thomas d’Aquin
Et pour ajouter l’affront à la blessure, des congrégations
de frères Moralatus pédophiles ont osé
répandre ces croyances ignobles, de génération en génération. Amen, alléluia…
***
Elle est
Dudevant par-devant
Elle est
George Sand par-derrière;
Lammenais
s’y trompe souvent.
Insultée, souvent grossièrement, comme le
prouve ce quatrain attribué à Mérimée (à
tort il faut l’espérer), Aurore
Dupin (alias George Sand,
1804-1876) paye très cher son
désir d’être elle-même. Honnie des bienpensants, moquée des autres, elle paye
plus cher encore de vouloir gagner sa vie; et si ce gagne-pain la conduit très
vite à une gloire littéraire à laquelle elle ne prétendait pas, le scandale
ternit cette gloire. On ne l’a plus évoquée ou représentée que le cigare à la
bouche et dans cet uniforme masculin qui a nourri sa légende (des caricatures de son époque
jusqu’aux films les plus récents).
Parce qu’elle transgresse les lois de la
société du temps, parce qu’elle n’en n’accepte pas l’hypocrisie, elle est
accusée de tous les péchés. Parce qu’elle réclame pour la femme l’égalité avec
l’homme – tout au moins dans l’affection et le mariage – elle est punie de ce
blasphème par la calomnie, à tel point qu’aujourd’hui encore, on la traite de
tous les noms, en particulier, de «bonne femme». Elle a toujours tort en tout
et pour tout.
L’on comprend pourquoi, de sa lointaine
Belgique, Victor Hugo éprouve le besoin de la défendre des attaques dont elle
est l’objet : «Je n’ai jamais plus senti le besoin d’honorer George Sand
qu’à cette heure où on l’insulte».
Par ignorance, les femmes elles-mêmes ne
reconnaissent pas celle qui les a défendues. Ses prémonitions prophétiques, ses
réussites sont tournées en ridicule.
En dépit du travail patient de quelques
spécialistes, au centième anniversaire de sa mort, l’œuvre de George Sand est à
peine défrichée et l’importance de sa place en littérature toujours méconnue.
Malgré son succès en Grande-Bretagne et aux États-Unis où elle a été si souvent
traduite, c’est en Russie qu’elle a trouvé la plus grande audience. Elle y a
été tout de suite très aimée, on la lit encore.
Les conservateurs et les catholiques de son
temps considèrent comme diable l’auteur d’Indiana
parce qu’elle crie : «Sociétés, institutions, honte à vous, haine à mort».
Ils lui reprochent surtout de vouloir abolir le mariage. Elle s’en est toujours
défendue, disant vouloir remplacer cette institution par «un lien plus humain».
Ce qui étonne, plus que la position des conservateurs de son époque, c’est
celle des conservateurs d’aujourd’hui, qui voudraient restreindre son œuvre à
des romans champêtres.
Son œuvre si vaste – cent quatre-vingts volumes
sans compter la correspondance et les articles de presse – mérite que quelques
chercheurs se consacrent à en dégager, selon le mot de Taine, «l’histoire
morale et philosophique du siècle».
Les réalistes lui reprochent son utopie et les
utopistes son réalisme. Son siècle obtient, parmi les revendications qu’elle
met en avant : le suffrage universel, l’éducation du peuple, et surtout
celle des filles. Il semble que George, la visionnaire, ait devancé et inspiré
l’actualité. Son féminisme sage a fait école un siècle après, avec la
libération du mariage et les droits reconnus aux femmes. Tout ce qu’elle
prône : les problèmes de l’éducation permanente, la nécessité de la
communicabilité de la langue employée par les écrivains, la participation des
acteurs et du public à l’œuvre théâtrale, est encore à la pointe des débats
intellectuels de nos jours.
Sa personnalité forte, riche, contrastée,
passionnée, son extrême générosité, son amour des êtres, de la vie, aussi
attachants soient-ils, ne doivent pas dissimuler qu’elle a passé quatorze
heures par jour de sa longue vie à l’écriture, et que son plus grand amour est
peut-être l’amour du travail.
Réduire George Sand, cet écrivain considérable,
à n’être qu’un personnage, est très injuste. Ramener son histoire à quelques
liaisons me parait sot.
Politique, religion et philosophie
Les
contemporains de George Sand lui ont reproché ses théories religieuses,
philosophiques, sociales, politiques et, avant tout, son féminisme.
Elle
en veut à l’Église catholique et aux prêtres de trahir la religion idéale,
comme elle en voudra au peuple violent, de ternir la vision qu’elle a du peuple
idéal. En 1870, elle affirme sa foi dans la survie : «Je crois que nous
vivons éternellement, que le soin que nous prenons d’élever notre âme vers le
vrai et le bien nous fera acquérir des forces toujours plus pures et plus
intenses pour le développement de nos existences futures».
Aussi
enthousiaste et passionnée soit-elle, elle ne défend jamais ses idées en aveugle, au contraire : «Notre
philosophie, à nous autres qui nous piquons d’être progressistes, devrait bien
faire le progrès d’une certaine tolérance.
Dans l’art, dans la politique, et, en général, dans tout ce qui n’est pas
science exacte, on veut qu’il n’y ait qu’une vérité, et c’est une vérité en
effet, mais dès qu’on se l’est formulée à soi-même, on s’imagine avoir trouvé
la vraie formule, on se persuade qu’il n’y en a qu’une, et on prend dès lors
cette formule pour la chose. Là commencent l’erreur, la lutte, l’injustice et
le chaos des discussions vaines. Il n’y a
qu’une vérité dans l’art, le beau; qu’une vérité dans la morale, le bien;
qu’une vérité dans la politique, le juste. Mais dès que vous voulez faire
de chacun le cadre d’où vous prétendez exclure tout ce qui, selon vous, n’est
pas juste, bien et beau, vous arrivez à rétrécir ou à déformer tellement
l’image de l’idéal que vous vous trouvez fatalement, et bien heureusement, à
peu près seul de votre avis. Le cadre de la vérité est plus vaste, toujours
plus vaste, qu’aucun de vous ne peut se l’imaginer. Tous ces catéchismes d’art
et de politique que l’on se jette à la tête sentent l’enfance de la politique
et de l’art».
Féminisme
Son féminisme qui a fait un tel bruit était
pourtant raisonnable. Mais demander l’entière égalité de la femme et de l’homme
dans le mariage, c’est blasphémer contre la sacrosainte autorité masculine. Dès
le début de son mariage, elle comprend combien est peu favorable aux femmes la
société qui, grâce au Code Napoléon, les traite en mineures, juridiquement et
économiquement. Elle le constate encore après sa séparation conjugale à
trente-quatre ans.
Bien que consciente du handicap de la femme,
George croit à l’égalité sexuelle de l’homme et de la femme. Elle admet
difficilement qu’on permette au mari des fredaines qu’on ne pardonne pas à
l’épouse. Elle pense la même chose si le couple est légitime. «Si j’étais
infidèle, je n’en n’aurais que des remords très proportionnés à l’importance du
crime, et n’irais point au désert faire pénitence d’un péché que vous et
beaucoup d’hommes respectables ont commis je ne sais combien de milliers de
fois » écrira-t-elle à Michel de Bourges. Une telle prétention fait
scandale à l’époque. La femme, obligée pour la plupart du temps de se marier
sans amour, doit accepter que, selon la coutume, la société accorde son
indulgence au mari et réserve sa sévérité à la femme.
George croit à l’amour et même à l’amour exclusif;
elle juge le mariage nécessaire, ne serait-ce que pour élever les enfants. Elle
trouve indispensable que le contrat de mariage soit un contrat honnête, entre
deux êtres reconnus égaux, qui aient dans cette association «des droits égaux
au bonheur et à l’épanouissement». Pour elle, le grand péché est de se donner
sans amour et c’est ce qu’on lui impose, comme à tant d’autres. L’homme est sûr
que «sa cupidité, sa débauche et sa violence seront pardonnées». C’est au mari
qu’elle en veut. Si elle fustige les mauvais mariages, elle espère qu’il peut y
en avoir de bons, mais reste «convaincue de l’impossibilité radicale de ce
bonheur idéal de l’amour dans ces conditions d’inégalité, d’infériorité et de
dépendance d’un sexe vis-à-vis de l’autre». Elle ne peut «conseiller à
personne un mariage sanctionné par une loi civile qui consacre la dépendance,
l’infériorité et la nullité sociale de la femme». Loin d’être une suffragette,
elle veut seulement garder sa dignité de femme : «et puis le monde trouve
fort naturel (…) qu’on se joue avec les femmes de ce
qu’il y a de plus sacré : les femmes ne comptent, ni dans l’ordre social,
ni dans l’ordre moral.»
Elle provoque la dérision et déclenche un tollé
général : ne prétend-elle pas que l’honneur d’une femme vaut autant que
celui de l’homme? Les mâles vertus, la droiture, le désintéressement, la
discrétion, la persévérance dans le travail sont-elles interdites aux femmes? Il
lui faudra payer cher cette impudence; elle subira une persécution qui ne
s’arrêtera pas devant le seuil de sa vie privée. Aussi prudentes et
raisonnables qu’apparaissent de nos jours ses opinions sur la condition
féminine, George, tout le long de sa vie, est non seulement critiquée à leur
propos mais moquée avec férocité.
Elle a une très claire notion de la nécessité
du travail pour la femme et envisage, à la base d’une société juste, une
égalité économique entre l’homme et la femme, mais elle remet à plus tard la
réalisation de ce rêve. Si elle n’a pas beaucoup prêché le travail des femmes,
dont elle a pourtant compris l’utilité et l’intérêt, c’est que les conditions
générales du travail à l’époque, notamment dans les manufactures, étaient tout
à fait révoltantes. Une transformation préalable de la société était
nécessaire. L’affranchissement de la femme n’est réalisable qu’en rendant à la
femme les droits civils que le mariage lui enlève et que le célibat seul lui
conserve. Elle insiste : il faut réclamer «l’égalité civile, l’égalité
dans le mariage, l’égalité dans la famille».
Ce que George veut, c’est reprendre à la base
ce qu’on n’appelle pas encore la condition
féminine, afin que les femmes soient des êtres à part entière. Sans bruler
les étapes. Elle veut tenir compte des différences qu’elle reconnait entre
l’homme et la femme sur le plan physiologique, sur le plan du cœur, sur le plan
du travail. «Que la femme soit différence de l’homme, que le cœur et l’esprit
aient un sexe je n’en doute pas (…) Mais cette différence, essentielle
pour l’harmonie des choses, doit-elle constituer une infériorité morale?» Elle
veut établir une égalité de principes avant de réclamer l’application de cette
égalité, dans les détails, même les plus concrets.
La tempête soulevée par ses demandes réduites
aux seuls principes démontre combien nécessaire était sa discrétion. Elle est
accusée de saper, avec le mariage, les bases de la société. «Toutes les unions
possibles seront intolérables, tant qu’il y aura dans la coutume une indulgence
illimitée pour les erreurs d’un sexe, tandis que l’austère rigueur du passé
subsistera uniquement pour réimprimer et condamner celles de l’autre.» George
tient à ce que les femmes restent femmes, comme on le disait alors, comme on le
dit encore.
Il faut que le mariage subsiste en raison de
l’éducation des enfants, mais il est indispensable qu’il soit juste pour les
deux partis, avec pour l’un et l’autre, les mêmes droits et devoirs. Le choix
doit être le fait de ceux qui vont se marier et non des parents. Il faut que
les partenaires soient conscients de la gravité de ce qu’ils font. Elle
préconise le divorce par consentement mutuel dans le cas où l’obligation de se
séparer apparaitra à chacun. Ces principes auxquels elle fait allusion dans
tous ses romans suffisent pour heurter l’opinion qui crie au scandale. Mais
pour le moment «on maltraite les femmes; on leur reproche l’idiotisme où on les
plonge; on méprise leur ignorance; on raille leur savoir. En amour on les
traite comme des courtisanes; en amitié conjugale comme des servantes ».
Elle s’étonne qu’on espère les assujettir à la loi de la fidélité, «sans les
aimer, en s’en servant, en les exploitant».
Par ailleurs elle combat un autre mal dont elle
a souffert et qui intéresse toutes les femmes, le manque d’instruction. Le
nombre des femmes qui savent signer est fort restreint; moins nombreuses sont
celles qui savent lire et écrire. Jugeant par elle-même, George n’ignore pas
que l’instruction donnée aux filles des classes privilégiées est insuffisante
et frivole, et intentionnellement, très inférieure à celle que reçoivent les garçons.
L’ignorance est la cause de bien des faiblesses
inhérentes à la condition féminine. L’instruction lui est nécessaire aussi bien
pour être l’égale de l’homme dans le mariage que pour trouver à l’extérieur un
travail digne d’elle. C’est pourquoi la romancière prêche, avec passion, dans
toutes ses œuvres critiques et créatrices, les droits de la femme à l’éducation
et à l’instruction. Si on a pu accorder le suffrage universel aux hommes, avant
même que l’école obligatoire passe vraiment dans les faits, c’est parce que la
mentalité du temps leur donne une ouverture au monde sans comparaison avec
celle offerte aux femmes.
Ainsi le féminisme de George Sand se réduit à
demander pour l’homme et la femme l’égalité sexuelle, l’égalité des droits dans
le mariage, l’égalité devant l’instruction, l’égalité des responsabilités dans
la famille, ce qui sous-entend l’égalité des droits au travail. Elle ne veut
plus que l’homme exploite la femme, que ce soit en tant que courtisane ou
servante, la dignité de la femme lui parait là en jeu. Son féminisme est
réfléchi. Elle ne met pas la charrue devant les bœufs. Elle espère éviter, aux
femmes moins bien armées qu’elle, les difficultés qu’elle a eues.
Cette société si mal faite pour les opprimés –
en particulier pour les femmes – elle contribuera de toutes ses forces à la
changer. Elle éveillera la conscience assoupie des femmes affaiblies par leurs «mœurs
d’esclaves». De sa révolte proviendra sa passion politique, mais sa passion
politique s’arrêtera au seuil de la violence. La force de sa position résulte
de ce qu’elle a prêché d’exemple et souffert des maux qu’elle combattait. Elle
a démontré qu’une femme pouvait à la fois être amante et mère, jouer un rôle
social, gagner sa vie et créer.
Extraits de :
George
Sand
Francine
Mallet
Grasset
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