5 mars 2012

Le devenir et l’être

Photo : Boudabla
 
Source de l'extrait : La voie du non-attachement, pratique de la méditation profonde;
V.-R. Dhiravamsa; Éditions Dangles

Le devenir se compose de deux mouvements : le changement et la continuité, et il se réalise dans les dimensions de l’espace et du temps. Il est donc un processus limité, obéissant à la loi de causalité. Quand on vit dans le devenir, on est soumis à des conditions, intérieurement et extérieurement, autrement dit, on n’est pas libre.

Nous passons le plus clair de notre vie  dans le devenir et, à cela, il y a une raison. Peut-être voulez-vous devenir bouddhistes et, par-là, vous distinguer des chrétiens, des musulmans, des hindous ou des adeptes d’autres religions? Le devenir crée la différence et la division et, partant, les contradictions et les conflits.

Quand on devient ceci ou cela, on s’identifie à cette chose. Ce peut-être un statut, une position sociale ou n’importe quoi d’autre. Mais ce n’est jamais qu’une étiquette, sans réalité propre. Si vous êtes enseignant ou moine et que vous vous identifiez à ce mot ou à cette fonction, vous créez la division avec d’un côté vous-même et de l’autre tout ce qui n’est pas vous. Vous voyez à quel point on se leurre en confondant son être avec des bêtises. On vit des chimères et, pendant ce temps, oublie le vrai sens de la vie.

Le processus du devenir engendre l’inférieur et le supérieur. Il flatte la vanité du « je ». « Je suis » le professeur. Le « je suis » est très actif dans notre vie. Du reste, il coïncide avec le processus même du devenir. Certains diront peut-être « mais dans ce cas tous les êtres humains seraient égaux ». De nos jours, des mouvements, comme celui de la libération de la femme, revendiquent l’égalité. En fait, la recherche de l’égalité est, tout comme la vanité, une expression de l’égo.

Certains sont persuadés que sans leur identification au « je », la vie perdrait son sens. À ceux-là je poserais la question « qui crée la raison d’exister? ». C’est bien sûr le « je ». Et, comme les « je » varient avec les individus, les raisons d’exister sont innombrables. En fait, tout cela procède de la pensée et, par-là, est sans réalité. En constatant un effet, nous lui cherchons une cause et, dès lors, tournons en rond dans le cercle du devenir.

La loi du changement est une notion primordiale dans le bouddhisme qui considère que la vie ne s’accomplit que dans la compréhension de ses mécanismes. Tout dans l’ordre phénoménal est voué au changement. Il n’y a rien dans le monde où nous vivons, ou dans un autre, qui soit permanent. Quand, dans la vie, on est soumis à des conditions intérieures ou extérieures, cela ne peut qu’entrainer le changement. Dans le monde phénoménal rien n’est permanent. Même dans le cas où certaines choses paraissent figées, elles ne le sont que pour un temps.

Les changements d’ordre extérieur sont, dans l’ensemble, relativement faciles à déceler. Il n’en est pas tout à fait de même dans changements intérieurs. De plus, la plupart des gens détestent changer, si ce n’est en superficie et à la suite d’un mécontentement, auquel cas il y a perpétuation du devenir. Certains critiquent ceux acceptant de vivre au sein des conditions fixées par la société. Ils ne voient pas qu’eux-mêmes se conforment à d’autres conditions, sans trop savoir pourquoi. La non-conformité est souvent un processus superficiel, ne touchant nullement la racine du problème humain.

Le vrai changement est d’ordre intérieur. C’est pourquoi le bouddhisme ne s’occupe que de l’individu. Pour changer la société, les individus qui la composent doivent pratiquer le regard intérieur de manière objective et voir ce qui ne va pas en eux-mêmes et dans leurs relations avec le monde. Quand l’individu change en profondeur, la société se réforme toute seule, sur les bases jetées par la compréhension et l’évolution. On ne force par le renouvèlement d’une société.

Dans l’état de devenir règne l’insatisfaction, laquelle suscite le désir. C’est le désir qui est le moteur du devenir. Il nous faut le comprendre. Car, quand on ne désire plus devenir, le processus s’arrête et l’on parvient à l’être.

L’être n’est pas un état statique où rien ne change. Il est une réalité vivante dans laquelle il y a parfaite liberté. Quand on est, on est libre du passé et du futur et, par-là, vit pleinement dans l’instant présent. Dans le devenir, le passé et le futur nous conditionnent en ce qu’ils existent en notre esprit sous forme de pensées et de mémoires. Ils suscitent du plaisir par les processus d’identification et de stimulation, mais ce plaisir n’est en rien comparable à la joie qu’offre la liberté de vivre dans le présent. En fait, le présent n’est pas un instant entre le passé et le futur; il est la vie même, hors des divisions du temps.

Quand on vit dans l’être, on ne vit plus dans le monde des opposés. Des concepts comme le bon et le mauvais, le faux et le vrai n’ont plus de résonance en nous. On vit, dans l’action ou l’inaction, cependant que le flot de l’être nous remplit. Celui-ci n’a rien de commun avec le flot de la vie ordinaire qui implique une direction. Il est comparable au mouvement du silence ou de la quiétude. Cela peut sembler curieux au mental attaché à une tradition linguistique, lequel est soumis à la limitation des mots. La réalité n’est pas exprimable par les mots. On la comprend dans l’expérience directe, quand la vit et, là, se confond avec elle. Quiconque n’a jamais connu le mouvement du silence risque de considérer mes propos comme insensés, se dire par exemple « dans l’immobilité il ne peut y avoir de mouvement ». Une telle considération est le produit de l’intellect. Quand vous regardez l’eau paisible et limpide d’un lac, vous ne distinguez aucun mouvement, pourtant il existe. De même, la terre tourne. Percevons-nous ce mouvement?

Le mouvement dans le silence, voilà de quoi est fait l’état d’être. À vrai dire, le mot « état » ne me satisfait pas. Il suppose le changement, lequel n’existe que dans le devenir. L’être, au contraire, transcende tous les états, il est sans limites. Peut-être vous demandez-vous comment vous pourriez vivre dans l’être au sein d’un monde soumis aux conditions? Chacun de nous a bien sûr une personnalité ou des activités distinctes, mais cela n’est pas un problème aussi longtemps que nous ne nous identifions pas à eux. Ce qui dans l’être prime, c’est l’agir, non pas l’entité agissante.

Dans l’ordre phénoménal les distinctions sont inévitables. D’ailleurs, si nous étions tous semblables, plus personne ne serait reconnaissable! Ce qu’il faut éviter de faire, c’est de s’identifier aux apparences. Quand quelqu’un dit « je suis moi-même », cela signifie qu’il vit dans la dualité et l’illusion de la perception. Dans l’être, on ne peut se reconnaitre, l’entité susceptible de reconnaitre étant disparue.

Pour parvenir à l’être, il nous faut comprendre le processus du devenir en chaque instant de notre vie, le vivre pleinement. Sans doute serons-nous toujours soumis à certaines conditions mais, quand celles-ci ne nous conviennent pas, nous serons à même des les transformer. Nous deviendrons en quelque sorte les régisseurs des conditions. Mais pour cela, il nous faut être totalement libres.

En fait, malgré son apparente puissance, le processus de conditionnement est assez superficiel. Peut-être n’êtes-vous pas d’accord, prétextant l’existence de l’inconscient. L’inconscient n’est lui non plus pas très profond car, à travers l’observation attentive ses contenus remontent vers le conscient où ils se mêlent au connu et perdent tout pouvoir. Sans doute à l’heure actuelle vous causent-ils du souci quand vous méditez, au sens où ils vous effraient, vous embrouillent, vous isolent, vous dépriment ou vous perturbent? Peut-être essaient-ils de vous persuader d’abandonner votre pratique, de fuir? Son influence peut être forte au début, mais au fur et à mesure que vous avancerez vous apprendrez à l’utiliser. Il deviendra l’objet de votre méditation. Il est primordial de donner une totale attention à l’inconscient en sorte que l’ensemble de ses contenus puisse venir dans le champ du conscient. Quand l’inconscient n’existera plus le devenir prendra fin, et l’on constatera que tout cela est superficiel.

À l’inverse, l’être est profond, quoique simple. Si vous n’êtes pas simples, ne cherchez pas une recette pour le devenir; demandez-vous pourquoi vous ne l’êtes pas. Car, dès que vous en comprenez la cause, la simplicité vient spontanément en vous. Quand nous nous trouvons devant un problème, il nous arrive souvent d’être effrayés à l’idée d’avoir à explorer. Alors, nous le fuyons, criant à l’aide. La peur est un empêchement très puissant à l’établissement de la simplicité. Peut-être ce qui nous retient est-il le souci de l’opinion? La crainte du blâme? La peur procède du moi, lequel crée toutes nos difficultés et nous empêche de librement être.

Dans l’être les changements se font, suivant leur nature, sans que nous en soyons affectés. Nous vivons pleinement et librement dans l’instant. La liberté dont je parle n’est cependant pas une fin. Elle est intemporelle. Ne soyez pas à la recherche d’une fin : soyez tout simplement.

Quelqu’un m’a demandé comment on pouvait vivre dans l’être sans retomber dans le devenir. Quand on ne poursuit pas l’être, cette question ne se pose pas. Il est vrai que, sauf en de rares instants, nous vivons toujours dans le devenir. La raison en est notre inaptitude à l’attention. Pratiquer l’attention, ce n’est pas comme de rouler à bicyclette ou de conduire une voiture! L’attention est une réalité vivante, donc mouvante, on ne lui commande pas. L’attention qui se laisse diriger n’est pas la vraie attention. Pour remédier à l’inattention, commencez par la remarquer dans vos activités de la vie courante. Voyez combien vous les accomplissez dans la précipitation, en sorte que l’attention véritable disparait au profit de la conscience du « je » et de ses exigences. Il y a une énorme différence entre l’attention véritable et l’attention ordinaire. Quand vous prenez conscience de l’attention [ordinaire], produit du voyage égotiste, demandez-vous la raison de son existence. Vous constaterez que l’interrogation elle-même a le pouvoir de susciter l’apparition de l’attention véritable.

C’est donc grâce à l’attention soutenue d’instant en instant qu’on parvient à comprendre les mécanismes du devenir et leur application dans notre vie. La compréhension démêle la trame des conditions du devenir, tissée d’associations et de causes profondément enfouies dans la psyché. En outre, elle nous fait découvrir qu’il est vain de vouloir agir sur le devenir dans le but de provoquer son extinction. Et cela est primordial. Car, quand on veut agir sur lui, on crée des résistances en soi. Vouloir être suscite un conflit entre ne pas vouloir devenir et vouloir être, qui ne fait que fortifier le mécanisme du devenir.

Il vous faut veiller à tout cela et, notamment, prendre garde de ne susciter le désir ni de lui céder. Restez entièrement réceptifs à la vie et observez ses mécanismes avec un esprit clair, car l’attention augmente le potentiel de vigilance. Acceptez ce que vous êtes, ce que vous devenez, non pas dans une attitude de fatalité, mais en ayant une vision claire et une vraie compréhension. Car, si j’accepte telle chose parce que je pense que c’est mon karma, je risque de me tromper. N’acceptez pas les choses de façon hâtive, mais ne les rejetez pas non plus. Explorez-les avec soin, sinon votre cerveau s’atrophie et votre faculté d’attention ne peut s’exercer. Alors, l’illusion vous guette. Ouvrez, au contraire, toutes portes accédant à la réalité, contemplez-la avec un sourire paisible sur les lèvres.

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