Photographe : Harfang
LES FOUS DE BASSAN
Anne Hébert
Avis au lecteur
Tous mes souvenirs de rive sud et de rive nord du Saint-Laurent, ceux du golfe et des îles ont été fondus et livrés à l’imaginaire, pour ne faire qu’une seule terre, appelée Griffin Creek, située entre cap Sec et cap Sauvagine. Espace romanesque où se déroule une histoire sans aucun rapport avec aucun fait réel ayant pu survenir, entre Québec et l’océan Atlantique. (Anne Hébert)
Lettres de Stevens Brown à Michael Hotchkiss, été 1936
Trois heures de l’après-midi. La mer luit comme du fer-blanc au soleil, éclate dans nos yeux. Une sorte de torpeur engourdit la campagne. Le vent se couche au soleil, se réveille parfois et gronde sourdement, puis se couche à nouveau, de tout son long, dans les champs et sur le mer. Les cris des oiseaux, comme apaisés et repus, reprennent de-ci delà, sans grande conviction.
15 août
De jour en jour, la lumière change, s’achemine vers l’automne. Certains instants de fin d’été, dans ce paysage âpre, atteignent une plénitude incroyable, une précision folle. Chaque sapin noir, fouillé de lumière, ses moindres branches, ses aiguilles, détaché de ses voisins (eux-mêmes détachés et fouillés), rendu unique par la lumière qui le saisit à bras-le-corps, le presse et l’exprime, l’exalte sur le ciel d’un bleu cru, tandis que le bleu du ciel bascule sur la mer, à grandes foulées bleues, frangées de blanc. Au-dessus de la mer, entre la mer et le ciel, tendue comme une bâche remuante et vrombissante, une multitude d’oiseaux blancs, bruns, gris, aux cris assourdissants.
Des touffes d’herbes marines piquent à travers le sable, s’agitent dans le vent, saisies par des tourbillons incessants. Au creux des rochers rougeâtres des flaques d’eau dormante, vert olive, oubliées par la marée. (…)
Et moi, Stevens Brown, je regarde la mer, comme si je ne l’avais jamais vue. Dans cette eau qui moutonne, dont chaque vague moutonne et crépite, pareille à des balles de fusil, mille balles de fusil lâchées ensemble, une muraille crépitante qui se forme, monte, monte, atteint son sommet, s’affaisse aussitôt, écumante sur le sable, mourante sur le sable, en un petit d’écume, tel un crachat blanc.
Le livre de Nora Atkins, été 1936
Vue d’ici, en contrebas, la mer semble immobile, à peine ridée en surface, alors qu’on sait bien, pour l’avoir regardée de près si souvent, quels creux profonds, quels pics neigeux naissent et meurent à chaque instant sur son dos énorme, au gré du vent et du remuement profond de l’abîme.
(…)
La mer, telle qu’on peut l’apercevoir au loin, à peine frisée sur le dessus, compacte et calme par en dessous, pourrait-on croire, nul n’ignore, pour l’avoir fréquentée depuis l’enfance, le roulement profond de son cœur, également perceptible à notre poignet, dans son battement vivace.
Livres de Perceval Brown et de quelques autres, été 1936
Chaque vague examinée par moi. Scrutée dans ses secrets, camouflés d’écume. Chaque vague éprouvée dans sa tension et son soulèvement. Chaque vague soufflée par moi lorsqu’elle s’étend sur le sable et meurt. Le résidu de chaque vague épié, surveillé. Sa mousse blanche, ses cailloux gris ou veinés de rouge, ses pâles herbes marines en bouquets mouillés, ses algues brillantes, ses agates, ses bouts de bois et de verre bleu. Cette dentelure de débris sur le sable.
Le vent d’est a soufflé pendant trois jours et trois nuits. On entend la fracas de la mer à travers les maisons fermées. Passe par le trou des serrures, les interstices entre les planches, le creux des cheminées. Mes mains sur les oreilles je perçois encore le souffle rauque de la mer. Me respire sur la face sa grosse haleine salée. Le vent a mangé le soleil. Plus de soleil le matin qui se lève à l’horizon là où se trouve la source du soleil. L’est occupé par le vent. Le vent étouffe le soleil qui ne paraît plus. Une lueur violette remplace le soleil. On y voit comme en plein jour. Mais tout le monde sait que ce n’est pas le soleil. Trop foncé. Couleur d’éclair. Pas l’éclair zigzag sur le ciel. Mais un reflet d’éclair violet répandu partout, étalé sur la mer et le ciel. Les arbres se lamentent, se courbent et se redressent. Des branches cassent, sont emportées par le vent. Des tourbillons de feuilles traversent la route. vis-à-vis de notre maison. Les arbres échevelés et craquants se dépouillent de l’été, dessinent leur forme d’hiver, pure et nue. Par moments des cataractes de pluie tombent sur les maisons, les bois et les champs, rejoignent l’eau de la mer, en gouttes pressées, grésillantes. Puis tout se sèche dans l’air violet, sous le vent sec.
L'intrigue (jaquette) :
Refusant l’indépendance américaine, ils s’étaient exilés là, entre cap Sec et cap Sauvagine, une terre du Québec, dure, sauvage, battue par les vents, avec des étés « rognés aux deux bouts par le gel », à Griffin Creek.
Les Jones, Les Brown, Les Atkins et les McDonald. Petit peuple d’élus. Mais le temps a passé. Il a pourri, moisi, les maisons et les hommes. Le vent aussi joue son rôle dans cette histoire. Le vent qui rend fou sur cette côte aride; sa voix lancinante, son haleine salée…
Et il a suffi d’une seule nuit, en cet été de 1936, pour que se déchire l’histoire avec le double meurtre des petites Atkins. Jeunes filles trop troublantes, trop belles pour les hommes de cette communauté, abêtis, marqués par la consanguinité.
Le meurtre est raconté – journal, lettres, souvenirs, pensées et omissions – six fois par les acteurs du drame, dont le meurtrier…
Un roman passionnant et surtout une écriture admirable. Des phrases belles à vous couper le souffle. Un Québec inoubliable, celui des « fous de Bassan », ces oiseaux criards et désespérés, qui hantent le ciel et les souvenirs.
Biographie inédite et bibliographie : http://www.anne-hebert.com/
Anne Hébert avouait lors d’une interview accordée au journaliste Jean Royer du Journal Le Devoir : «… l’écriture est une sorte de patience : non pas seulement une passion fulgurante de quelques instants mais une passion maintenue jour après jour. C’est cette passion qui m’a fait écrire Les Fous de Bassan. Même quand je n’arrivais pas à trouver la façon de prendre cette histoire, même quand tout ce que j’écrivais n’était pas juste, j’ai voulu quand même persévérer dans le noir pour la petite lumière au bout du tunnel. » (Interview du 11 décembre 1982) Ce roman lui a valu le Prix Fémina.
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