9 mai 2014

Le mensonge transparent

Le mensonge a toujours des conséquences : mineures, graves, voire désastreuses. Un journaliste disait ce matin «si tous les politiciens étaient transparents, les parlements seraient dégarnis». Peut-être déserts...?  


Paul Ekman, dans son ouvrage «Je sais que vous mentez», aborde le «mensonge politique», et je suis encline à croire que nous en sommes des victimes «consentantes». Voici quelques extraits – les parallèles avec le climat politique actuel (national et international) seraient quasiment ironiques si l’on n’entrevoyait pas lucidement leurs conséquences funestes.

Les chefs d’État et le mensonge

… Je crois que tout politicien qui arrive au pouvoir en partie grâce à son talent d’orateur et de polémiste, qui sait gérer les questions dans les conférences de presse et jouit d’une image télé et radio impeccable a des atouts pour être un menteur-né. (…) Qu’ils choisissent ou non de mentir, ils ont les capacités pour le faire. Bien sûr, il y a d’autres voies pour parvenir au pouvoir. Les talents impliqués dans la tromperie ne sont pas indispensables pour monter un coup d’État. Ni pour un dirigeant qui parvient au pouvoir grâce à ses talents de bureaucrate, par héritage ou en battant ses rivaux par des manœuvres privées.

Le talent oratoire – la faculté de dissimuler ou feindre les paroles, avec les expressions et gestes appropriés – n’est pas nécessaire tant que le menteur n’a pas à discuter avec sa cible ni à se trouver en face d’elle. Les cibles peuvent être trompées par écrit, par des intermédiaires, des communiqués de presse, des actions militaires, etc. Cependant, toute forme de mensonge échoue si le menteur ne possède pas des compétences de stratège et est incapable de planifier ses actions et celles de sa cible. Je présume que tous les dirigeants politiques doivent être des stratèges rusés et réfléchis, mais que seuls certains possèdent les talents oratoires qui leur permettent de mentir au nez de leurs proies …  (…)
       Rien ne prouve incontestablement que les politiciens possèdent réellement des talents de menteurs hors du commun, et qu’ils sont plus habiles et disposés à mentir que, par exemple, les dirigeants d’entreprises. Si c’est le cas, cela rendrait les tromperies internationales d’autant plus difficiles et cela soulignerait l’importance, pour le détecteur, d’identifier les exceptions, ces chefs d’État qui sont connus pour posséder les talents habituels d’un menteur.

Les mensonges dans la vie publique

J’ai ouvert ce livre sur le récit de la première entrevue en 1938 entre Adolf Hitler, chancelier de l’Allemagne nazie, et Neville Chamberlain, Premier ministre britannique. J’ai choisi cet événement parce qu’il s’agit de l’une des tromperies les plus fatales de l’histoire qui comporte une leçon essentielle : comment les mensonges réussissent. Rappelez-vous que Hitler avait déjà secrètement ordonné à l’armée allemande d’attaquer la Tchécoslovaquie. Cependant, il lui fallait encore quelques semaines pour qu’elle soit entièrement mobilisée pour l’offensive. Désirant avoir l’avantage de la surprise, Hitler dissimula cette décision de déclarer la guerre. Il dit à Chamberlain qu’il était disposé à la paix si les Tchécoslovaques acceptaient ses exigences de redessiner les frontières entre les deux pays (1). Chamberlain crut au mensonge de Hitler et tenta de convaincre la Tchécoslovaquie de ne pas mobiliser l’armée tant qu’il existait encore une chance de paix.
       Dans un sens, Chamberlain était une victime consentante qui désirait être trompée. Déceler le mensonge de Hitler l’aurait obligé à reconnaître que toute sa politique envers l’Allemagne avait échoué et qu’il avait mis en danger la sécurité de son pays.

La leçon ici est que certaines victimes acceptent à leur insu d’être trompées. Le jugement critique est aboli et les informations contradictoires ignorées, parce que connaître la vérité est plus pénible, du moins à court terme, que croire le mensonge.
       Alors que je pense que c’est une leçon capitale qui s’applique à beaucoup d’autres mensonges, pas seulement à ceux des chefs d’État (…).

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(1) Extraits de l’intro à ce sujet : Chamberlain se laisse prendre : il tente de convaincre les Tchèques de ne pas mobiliser leur armée tant qu’il reste une possibilité de négocier avec Hitler. Après son entrevue avec le chancelier allemand, Chamberlain écrit à sa sœur : «Malgré la dureté impitoyable de son visage que j’ai vue sur son visage, j’ai eu l’impression que c’était un homme en qui on pouvait avoir confiance une fois qu’il avait donné sa parole.» Défendant sa politique cinq jours plus tard dans un discours au Parlement, Chamberlain explique que ce tête-à-tête avec Hitler lui permet d’affirmer qu’il «est sincère». (…) 
       Chamberlain était une victime consentante qui désirait croire au mensonge de Hitle (…). Sinon, il aurait été forcé d’admettre que sa politique d’apaisement avait échoué et même affaibli son pays. «Le trompeur et le trompé ont chacun à gagner en laissant l’erreur persister. L’un et l’autre ont besoin de préserver l’illusion que l’accord n’a pas été violé.» (Roberta Wohlstetter, politicologue)
       Dans de nombreux cas de tromperie, la victime ne tient pas compte des erreurs du menteur, elle accorde le bénéfice du doute à son comportement ambigu, contribuant à consolider le mensonge afin d’éviter les terribles conséquences de sa découverte.
       En ne reconnaissant pas les indices d’une liaison de son épouse, un mari peut au moins retarder son humiliation et la possibilité d’un divorce. Même s’il admet implicitement l’infidélité, il se peut qu’il renonce à dévoiler les mensonges de sa femme pour ne pas avoir à convenir devant elle de sa tromperie ou pour éviter une dispute. Tant que rien n’est dit, il peut encore avoir l’espoir, si ténu soit-il, qu’elle n’ait peut-être pas de liaison.
       Toutes les victimes ne sont pas aussi consentantes. Parfois, il n’y a rien à gagner à ignorer délibérément un mensonge. Certains détecteurs ne remportent la victoire qu’en dévoilant un mensonge parce qu’ils n’ont rien à perdre dans cette action. Le banquier qui accorde un crédit et le policier ne perdent que s’ils ont un enjeu, et tous deux savent très bien confondre le menteur et le sincère. Souvent, la victime gagne et perd en étant trompée ou en dévoilant le mensonge, mais l’équilibre n’est pas toujours aussi net. (…)
       Plus l’émotion impliquée dans le mensonge est intense, plus le nombre d’émotions différentes est élevé, plus le mensonge risque d’être trahi par une «fuite» comportementale. (…)
       Le but de cet ouvrage n’est pas de s’adresser uniquement à ceux qui sont concernés par les mensonges aux conséquences fatales. Je suis désormais convaincu qu’étudier comment et quand les individus mentent et disent la vérité peut permettre de comprendre beaucoup d’interactions humaines. Rares sont celles qui n’impliquent pas la tromperie ou au moins sa possibilité. (…) Les mensonges existent entre amis (mais votre meilleur ami ne vous le dira pas), professeur et élève, médecin et patient, mari et femme, témoin et jurés, avocat et client, vendeur et acheteur.
       Mentir est une caractéristique si centrale de l’existence que mieux la comprendre éclaire presque toutes les affaires humaines.

Paul Ekman
Je sais que vous mentez (Telling lies, 1985)
J’ai lu,Bien-être, 2010

Paul Ekman est un éminent psychologue, pionner et expert dans l’étude des émotions et du langage non verbal. Formateur au FBI, il intervient également en tant que conseiller scientifique pour la série télévisée Lie to me.

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