26 octobre 2013

Boucar Diouf : le devoir de mémoire


«Les identités c’est comme les amis, tu peux en avoir plusieurs. Tu peux tenir compte de tes racines, mais il faut que tu puises aussi dans les racines du pays qui t’as accueilli. Un pays c’est trop lourd pour être transporté ailleurs. Émigrer c’est voyager léger. Y’a des choses qu’on amène, mais quand on voit que la situation n’est pas propice on les laisse dans sa valise, sinon on les laisse à la maison. Ce que je veux dire c’est que si je dérive jusqu’à une place «X» et si je ne veux pas changer, que je veux amener la majorité à s’adapter à moi, eh bien ça ne marche pas.»
(Extrait/adaptation; Bazzo.tv, 3 octobre 2013, épisode 338 http://zonevideo.telequebec.tv/media/7218/edito-3-octobre-2013/bazzo-tv )

La superbe lettre qui suit, adressée à Fatima, a été largement diffusée, et mérite de l'être! Rappelons que Boucar est originaire du Sénégal et que sa famille était de confession musulmane…

Fragile, la liberté féminine
Boucar Diouf

Dans cette saga qui divise profondément la société québécoise, les médias nous montrent régulièrement des figures de jeunes femmes qui, dans leur désir légitime de contestation identitaire, affirment très fort être femme voilée et libre. La dernière que j'ai entendue s'appelait Fatima et elle se disait aussi féministe.

Je ne veux absolument pas philosopher sur le voile, sa symbolique ou son histoire parce qu'il est vrai que la liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres. Loin de moi donc, Fatima, l'idée de poser un quelconque jugement sur tes valeurs ou de m'insurger contre tes certitudes.

Ceci dit, je ne peux résister à la tentation de te rappeler qu'être à la fois jeune, femme voilée et libre dans ses choix est un grand privilège qui impose aussi un certain devoir de mémoire à celle qui le scande.

Il est en effet long et laborieux, Fatima, le chemin vers cette liberté féminine aujourd'hui à la portée de toutes. Si on veut comprendre toute l'histoire, disait mon grand-père, mieux vaut avoir lu celle qui précède avant d'écrire celle qui suit.

Elle a commencé en Occident avec les assauts des penseurs des Lumières contre l'obscurantisme et la superstition. Ils étaient philosophes, architectes, intellectuels et humanistes de toutes disciplines à rebondir sur les idées de la Renaissance et à harceler le christianisme pour le rendre plus égalitaire et moins violent. Lorsqu'en 1095, le pape Urbain II a béni les chevaliers à partir de la ville de Clermont, devenue Clermont-Ferrand, le «tu ne tueras point» biblique, aujourd'hui universel, n'incluait pas le camp des infidèles qui avaient le croissant lunaire comme symbole. Au contraire, dans leur désir de libérer Jérusalem, les croisés avaient pour mission de les massacrer.

Il a donc fallu, Fatima, le travail colossal de bien des catalyseurs de changement pour faire basculer la chrétienté du Moyen Âge à la Renaissance et ensuite au Siècle des Lumières. Une lumière qui allait rester très terne pour les femmes, jusqu'à ce que le mouvement féministe déclare une guerre de tranchées aux phallocraties occidentales. Son objectif? En finir avec l'assujettissement, l'infantilisation, la marginalisation et la mise sous tutelle dont les femmes ont toujours été victimes, en grande partie à cause de la religion.

Parce qu'il faut savoir, Fatima, que les trois religions abrahamiques que sont l'islam, le christianisme et le judaïsme n'ont pas été très tendres avec la féminité. Si tu ne me crois pas, je te conseille de retourner dans la Genèse revisiter l'épisode de Sodome et Gomorrhe, où le personnage de Loth offre en pâture ses deux filles vierges à la population pour protéger les anges qui séjournaient chez lui. Ou mieux encore, regarde comment Abraham terrorisé s'est comporté avec sa femme Sarah devant le pharaon!

Cette supposée volonté divine de faire de la femme une servante de son homme sera la principale cible de cette révolution féminine. Une injustice qui amènera Simone de Beauvoir à proclamer que la féminité était plus le fait d'une construction sociale que d'une prédestinée génétique. Dans Le deuxième sexe, cette grande dame écrira d'ailleurs la tirade la plus subversive du féminisme : on ne naît pas femme, on le devient.

Des Simone de Beauvoir, Fatima, il y en a eu dans tous les pays. Au Québec, elles s'appellent Marie Gérin-Lajoie, Thérèse Casgrain, Idola Saint-Jean, Madeleine Parent, Simone Monet-Chartrand, Janette Bertrand... Si tu veux saluer le travail de ces militantes, dont certaines ont consacré leur vie à te préparer le terrain, je te conseille de lire le merveilleux bouquin de Micheline Dumont Le féminisme raconté à Camille. C'est un concentré d'une grande clarté de la longue marche vers cette précieuse, mais ô combien fragile, égalité des sexes dont nous profitons tous aujourd'hui sur cette terre d'accueil.

Fatima, si on peut aujourd'hui, au Québec ou au Canada, choisir sa liberté et son féminisme dans le voile ou à découvert, non seulement on a un devoir de mémoire envers les artisans de cette liberté, mais on a aussi une obligation de solidarité avec ces consoeurs vivant dans des pays où les mêmes dogmes religieux qui les empêchent encore de voter et d'avoir un permis de conduire, les obligent aussi à se couvrir.

Le 21 septembre 2013, La Presse

(Boucar Diouf est océanographe, humoriste, conteur et animateur)

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