30 mars 2011

La violence

Poussons l'introspection…

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Extrait de
Se libérer du connu  
Krishnamurti

Chapitre 6

La peur, le plaisir, la douleur, la pensée et la violence sont intimement reliés. La plupart d’entre nous prennent du plaisir à être violents, à détester des individus, à haïr des groupes ou des races, à éprouver un sentiment quelconque d’inimitié. Mais lorsque naît en nous un état d’esprit où toute violence a pris fin, une joie l’accompagne, très différente du plaisir que donnent la violence et ses manifestations telles que les conflits, les haines, les terreurs.

Pouvons-nous parvenir aux racines mêmes de la violence et nous en libérer? À défaut de cela, nous vivrons indéfiniment en état de guerre les uns contre les autres. Si c’est ainsi que vous voulez vivre – et c’est ce qu’apparemment veulent la plupart des personnes – continuez à dire que, encore que vous le déploriez, la violence ne pourra jamais cesser. Mais dans ce cas, nous n’aurons, entre nous, aucun moyen de communication, car vous vous serez bloqués. Si au contraire, vous pensez qu’il serait possible de vivre autrement, alors nous pourrons communiquer les uns avec les autres.

Examinons donc, entre ceux qui s’entendent, la question de savoir si l’on peut mettre fin, en soi-même, à toute forme de violence tout en vivant dans ce monde monstrueusement brutal. Je crois que c’est possible. Je ne veux avoir en moi aucun élément de haine, de jalousie, d’angoisse ou de peur. Je veux vivre totalement en paix… ce qui ne revient pas à dire que je souhaite mourir : je veux vivre sur cette merveilleuse terre, si belle, si pleine, si riche; je veux voir les arbres, les fleurs, les cours d’eau, les vallées, les femmes, les garçons, les filles, et en même temps vivre tout à fait en paix avec moi-même et avec le monde. Que puis-je faire pour cela?

Si nous pouvons observer la violence, non seulement dans la société – avec ses guerres, ses émeutes, ses conflits nationaux, ses antagonismes de classes – mais aussi en nous, alors, peut-être, pourrons-nous aller au-delà.

Ce problème est très complexe. Pendant des siècles et des siècles l’homme a été violent; des religions, dans le monde entier, ont essayé de le rendre plus amène, et n’y sont pas parvenues. Si donc nous avons l’intention de pénétrer dans cette question, nous devons – il me semble – être pour le moins très sérieux, car elle nous conduira dans un tout autre domaine, tandis que si nous ne l’abordons qu’en tant que divertissement intellectuel, nous n’irons pas très loin.

Peut-être croyez-vous être sérieux, lorsque vous vous dites que tant que le reste du monde ne s’orientera pas résolument vers la solution du problème de la violence, vous n’y pourrez rien. En ce qui me concerne, peu m’importe l’attitude des autres. J’envisage cette question avec le plus profond intérêt. Je ne suis pas le gardien de mon frère. En tant qu’être humain je ressens très profondément la nécessité de mettre fin à la violence et je veillerai à y mettre fin en moi-même. Mais je ne peux vous dire, ni à vous ni à quiconque, de ne pas être violents. Cela n’aurait aucun sens, sauf si vous en aviez le désir. Si donc vous avez réellement la volonté de découvrir ce qu’est la violence, poursuivons un voyage d’exploration dans ce domaine.

Ce problème est-il ailleurs ou ici? Cherchez-vous à le résoudre dans le monde extérieur ou à examiner la violence elle-même, telle qu’elle existe en vous? Si vous êtes libres de toute violence en vous-mêmes la question qui se pose est : «Comment puis-je vivre dans un monde rempli de violence, d’ambition, d’avidité, d’envie, de brutalité? Ne serais-je pas détruit?» Telle est la question inévitable que l’on se pose intérieurement.

Il me semble que lorsqu’on soulève cette question, c’est qu’on ne vit pas en paix, car dans le cas contraire on ne se poserait aucun problème. On peut se faire emprisonner parce qu’on refuse de se battre. Eh bien, on est fusillé : cela n’est pas un problème. Il est extrêmement important de le comprendre. J’essaie ici de voir la violence en tant que fait, non en tant qu’idée : en tant qu’elle existe dans l’être humain, et en tant que cet être est moi-même. À cet effet, je dois m’ouvrir à cette exploration, m’exposer à ma propre présence; je dois être dans un état d’esprit qui me pousserait jusqu’à l’extrême limite de ma recherche, sans m’arrêter à aucune étape en la jugeant suffisante.

Il doit m’apparaître avec évidence, maintenant, que je suis un être humain violent. J’ai reconnu la violence dans mes colères, dans mes exigences sexuelles, dans mes haines, dans les inimitiés que j’ai suscitées, dans ma jalousie; j’en ai fait l’expérience vécue; je l’ai connue; et je me dis que je veux la comprendre tout entière, ne pas m’arrêter à une quelconque de ses manifestations (telle que la guerre) mais dégager le sens de l’agressivité dans l’homme, qui existe aussi chez les animaux, et dont je suis partie intégrante.

La violence ne consiste pas uniquement à nous entretuer. Nous sommes violents dans nos altercations, nous le sommes lorsque nous écartons quelqu’un de notre chemin, nous le sommes lorsque la crainte nous incite à obéir. La violence n’est pas seulement ces boucheries humaines organisées au nom de Dieu, d’une société, d’un pays. Elle existe aussi dans des sphères plus subtiles, plus secrètes et c’est là, dans ses grandes profondeurs, qu’il nous faut la chercher.

Lorsque vous vous dites Indien, Musulman, Chrétien, Européen, ou autre chose, vous êtes violents. Savez-vous pourquoi? C’est parce que vous vous séparez du reste de l’humanité, et cette séparation due à vos croyances, à votre nationalité, à vos traditions, engendre la violence. Celui qui cherche à comprendre la violence n’appartient à aucun pays, à aucune religion, à aucun parti politique, à aucun système particulier. Ce qui lui importe c’est la compréhension totale de l’humanité.

Deux façons de penser existent au sujet de la violence. Selon une école, elle est innée dans l’homme; selon l’autre elle est le résultat de son héritage social et culturel. Aucune de ces deux façons de voir ne nous intéresse : elles n’ont aucune importance; l’important est le fait que nous sommes violents, non de raisonner à ce sujet.

Une des manifestations les plus habituelles de la violence est la colère. Si ma femme ou ma sœur est attaquée, je me dis que ma colère est juste. J’éprouve également cette juste colère lorsque mon pays, mes idées, mes principes, mon code de vie sont attaqués. Je l’éprouve encore lorsque mes habitudes, mes petites opinions sont menacées. S’il arrive qu’on me marche sur les pieds ou qu’on m’insulte, je me mets en colère; ou encore si quelqu’un m’enlève ma femme et que je suis jaloux : cette jalousie passera pour être bienséante et juste, parce que cette femme est ma propriété. Tous ces aspects de la colère sont justifiés moralement, ainsi que tuer pour mon pays. Donc lorsque nous parlons de la colère, qui est une forme de violence, distinguons-nous, selon notre inclination et les influences du milieu, celle qui est juste de celle qui ne l’est pas, ou considérons-nous la colère en tant que telle?

Une colère juste? Cela peut-il exister? Ou la colère a-t-elle une qualité intrinsèque, tout comme l’influence qu’exerce la société, que je qualifie de bonne ou mauvaise, selon qu’elle me convient ou non? Dès que vous protégez votre famille, votre pays, un bout de chiffon coloré que vous appelez drapeau, ou une croyance, une idée, un dogme, ou l’objet de vos désirs, ou ce que vous possédez, cette protection même est un indice de colère. Pouvez-vous examiner cette colère sans l’expliquer ou la justifier, sans vous dire qu’il vous faut protéger votre bien, ou que vous avez le droit d’être en colère, ou qu’il est absurde de l’être? Pouvez-vous la regarder complètement, objectivement, c’est-à-dire sans l’absoudre ni la condamner? Le pouvez-vous?

Puis-je vous voir objectivement si je suis votre adversaire ou si je pense que vous êtes un être merveilleux? Je ne peux vous voir tel que vous êtes que si je vous regarde avec une attention que n’altèrent pas de tels rapports. Mais puis-je regarder la colère de la même façon? Être vulnérable à ce phénomène extraordinaire? Ne pas lui résister? L’observer sans la moindre réaction? C’est très difficile de l’observer sans passion, parce que la colère fait partie de mon être. Et pourtant c’est ce que j’essaie de faire.

Me voici, être humain violent, blanc, noir, brun ou rouge, et il ne m’intéresse pas de savoir si j’ai hérité de cette violence ou si la société l’a engendrée en moi : ce qu’il importe de savoir, c’est si je peux m’en libérer. Cette question pour moi prime tout le reste, nourriture, besoin sexuel, situation sociale, car elle me corrompt, me détruit et détruit notre monde. Je veux la comprendre, la transcender. Je me sens responsable de toute la colère et de toute la violence du monde. Je m’en sens personnellement responsable; ce ne sont pas que des mots, je me dis : «Je ne peux agir dans ce sens que si je suis au-delà de la colère, au-delà de la violence, au-delà des particularismes nationaux.»

Ce sentiment de devoir comprendre la violence en moi engendre une immense vitalité, une passion de savoir. Mais pour aller au-delà de la violence, je ne dois ni la refouler, ni la nier, ni me dire : «Elle fait partie de moi, je n’y peux rien» ou «Je veux la rejeter». Je dois la regarder, l’étudier, entrer dans son intimité et à cet effet je ne dois ni la condamner ni la justifier. C’est, pourtant, ce que nous faisons. Je vous demande donc de suspendre, pour l’instant, vos jugements à son sujet.

Si vous voulez mettre fin à la violence et aux guerres, demandez-vous combien de vous-mêmes, combien de votre vitalité vous y mettez. N’êtes-vous pas profondément affectés de voir que vos enfants sont tués, que vos fils sont enrégimentés, assujettis, assassinés? Cela vous est-il indifférent? Grand Dieu, si cela ne vous émeut pas, qu’est-ce qui vous intéresse? Conserver votre argent? Vous divertir? Vous droguer? Ne voyez-vous pas que votre propre violence est en train de détruire vos enfants? Ou n’est-ce là qu’une abstraction pour vous?

Fort bien. Si la question vous intéresse, adonnez-vous à elle de tout votre cœur et de tout votre esprit. Apprenez à regarder la colère, à voir votre mari, votre femme, vos enfants; à écouter les hommes politiques. (…) Vous êtes conditionnés en tant qu’Allemands, Indiens, Nègres, Américains, au hasard de votre naissance, et votre condition a alourdi vos esprits. Pour découvrir une vérité fondamentale on doit pouvoir explorer ses profondeurs. On ne peut explorer des profondeurs qu’avec un esprit pénétrant comme une aiguille, dur comme un dimant.

Il faut le sentir comme on a faim, et il faut se rendre compte que ce qui abêtit l’esprit est son sentiment d’invulnérabilité, qui l’a enfermé dans des murs. Ce sentiment est présent chaque fois que l’on condamne ou que l’on justifie. Si l’on peut s’en débarrasser, on peut regarder, étudier, pénétrer un problème et peut-être parvenir à un état où l’on en est totalement conscient.

Revenons au cœur de la question : pouvons-nous déraciner la violence en nous-mêmes? Si je vous disais : «Pourquoi n’avez-vous pas changé?» ce serait une forme de violence. Je n’ai en aucune façon le désir de vous convaincre de quoi que ce soit. C’est votre vie, non la mienne, et chacun la vit comme il l’entend. Je demande simplement s’il est possible à un être humain, psychologiquement intégré à une société quelle qu’elle soit, de se débarrasser de sa propre violence. Si un tel processus est possible, il ne peut manquer de susciter une nouvelle façon de vivre.

La plupart d’entre nous ont accepté que la violence soit à la base de leur mode de vie. Deux guerres ne nous ont appris qu’à dresser des barrières de plus en plus nombreuses entre les hommes – c’est-à-dire entre vous et moi. Mais ceux qui veulent s’affranchir de la violence, comment doivent-ils s’y prendre? Je ne pense pas qu’ils puissent y parvenir en s’analysant ou en se faisant analyser par un spécialiste. Ils pourraient, par ce moyen, se modifier quelque peu, vivre un peu plus paisiblement, dans un meilleur climat affectif, mais ils ne pourraient acquérir la perception totale qu’ils recherchent.

Nous avons des idéaux en grand nombre; tous les livres sacrés en sont pleins; et pourtant nous sommes encore violents.

Pour voir en fait ce qu’est la colère, on ne doit passer aucun jugement à son sujet, car aussitôt que l’on pense à son opposé on la condamne, ce qui empêche de la voir. Lorsque vous déclarez détester ou haïr quelqu’un, cela peut paraître brutal, mais le fait est là, et si vous l’examinez à fond, complètement, il disparaît, tandis que si vous vous dites : «Je ne dois pas haïr; je dois avoir de l’amour en mon cœur», vous vivez dans un monde hypothétique, avec une double série de valeurs. (…)

Vivre dans le présent, complètement, totalement, c’est vivre avec ce qui «est», avec l’actuel, sans le condamner ni le justifier. Tout problème dans cette clarté est résolu.
(…)

Vos esprits conditionnés, vos façons de vivre, toute la structure de la société vous empêchent de voir un fait tel qu’il est et de vous en affranchir séance tenante. Vous dites : «J’y penserai; je verrai s’il m’est possible ou non de m’affranchir de la violence; j’essaierai.» Cette déclaration «j’essaierai» est une des pires que l’on puisse faire. Essayer, faire de son mieux, cela n’existe pas. On fait la chose ou on ne la fait pas. Vous voulez du temps pour prendre une résolution lorsque la maison brûle. Elle brûle à cause de la violence dans le monde, et vous dites : «Donnez-moi le temps de trouver l’idéologie la plus propre à éteindre l’incendie.» Lorsque la maison brûle, discutez-vous sur la couleur des cheveux de celui qui apporte l’eau?

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