17 mars 2011

En hommage à Yourcenar


«Un rendez-vous manqué est à l'origine du documentaire Sur les traces de Marguerite Yourcenar qui ouvre ce soir le 29e Festival international du film sur l'art. Marilu Mallet, n'ayant jamais pu rencontrer cette grande dame des lettres qu'elle admirait, s'est lancée à la recherche de ceux qui l'ont bien connue. Avec pour résultat un portrait sensible en forme de road movie sur l'amitié et le voyage.»
~ Chantal Guy, La Presse


Le documentaire sera présenté à Montréal :
ce soir 17 mars, à 20 h au Musée des beaux-arts
vendredi 18 mars, à 18 h 30 à la Grande Bibliothèque
lundi 21 mars, à 21 h au Cinéma ONF  
samedi 26 mars, à 21 h à la Grande Bibliothèque

Programme complet du Festival

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Hommes, soyez humains! (Voltaire)

Marguerite Yourcenar
Le temps, ce grand sculpteur,
Gallimard, NRF, 1983, p.191-195.

Une civilisation à cloisons étanches

Il nous est arrivé à tous de regarder avec horreur et dégoût les scènes d'exécution sur la place publique des peintures du Moyen Âge ou des gravures du XVIIe siècle. Il est arrivé aussi à beaucoup d'entre nous de passer vite, écœurés, dans quelque petite ville d'Espagne ou d'Orient, devant la boucherie locale, avec ses mouches, ses carcasses encore chaudes, ses bêtes vivantes attachées et tremblantes en face des bêtes mortes, et le sang s'écoulant dans le ruisseau de la rue. Notre civilisation à nous est à cloisons étanches : elle nous protège de tels spectacles.

À la Villette, aux chaînes n° 2 des nouveaux abattoirs, les veaux et les bovins, ces derniers après une chute brutale, sont suspendus en toute conscience avant l'exécution, ce qui permet (time is money) d'aller plus vite. Ce système est bien entendu interdit (par un décret du 16 avril 1964), ce qui n'empêche pas qu'il reste profitablement en usage. Les murs de nos nouveaux abattoirs (belle réalisation technique, à n'en pas douter, pourvue comme on voit de tous les perfectionnements) sont épais : nous ne voyons pas ces créatures se tordre de douleur ; nous n'entendons pas leurs cris, que ne supporterait pas le plus ardent amateur de bifteck. Les effets de la conscience publique sur la digestion ne sont pas à craindre.

Oscar Wilde a écrit quelque part que le pire crime était le manque d'imagination : l'être humain ne compatit pas aux maux dont il n'a pas l'expérience directe ou auxquels il n'a pas lui-même assisté. J'ai souvent pensé que les wagons plombés et les murs bien construits des camps de concentration ont assuré l'extension et la durée de crimes contre l'humanité qui auraient cessé plus vite s'ils avaient eu lieu en plein air et sous les yeux de tous. L'habitude, sur les places publiques du Moyen Âge et du Grand Siècle, mithridatisait assurément certains spectateurs ; il s'en trouvait toujours, pourtant, pour s'émouvoir, sinon protester tout haut, et leur murmure a fini par être entendu. Les exécuteurs des hautes œuvres de nos jours prennent mieux leurs précautions.

«Mais quoi», s'écrie le lecteur, déjà irrité ou amusé (certains lecteurs s'amusent de peu), «il s'agit de veaux et de vaches dont le nom seul est ridicule, comme on sait, et vous osez évoquer à leur propos les pires crimes contre l'humanité.» Oui, sans doute : tout acte de cruauté subi par des milliers de créatures vivantes est un crime contre l'humanité qu'il endurcit et brutalise un peu plus. Je crains qu'il ne soit pas, malheureusement, dans nos possibilités de Français d'interrompre immédiatement la guerre du Vietnam, d'empêcher la défoliation de la terre indochinoise, ou de panser les plaies de l'Inde et du Pakistan. Je crois au contraire que nous pouvons quelque chose pour faire cesser sous peu le cauchemar de la chaîne n° 2 à l'aide d'une autre chaîne, celle de la télévision. J'appelle de mes vœux un film plein de sang, de meuglements, et d'une épouvante trop authentique, qui fera peut-être plaisir à quelques sadiques, mais produira aussi quelques milliers de protestations.

J'ai écrit il y a quelques années la vie d'un certain Zénon, personnage imaginaire il est vrai, qui se refusait «à digérer des agonies». C'est un peu en son nom que j'ai rédigé ces lignes.

1972

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