25 mars 2011

De faillite en révolte

Un vœu maintes fois exprimé, voire une conjuration :
Les assemblées parlementaires de tous les États devraient obligatoirement inclure des humanistes et des philosophes (dépourvus d’allégeance politique) ayant le bien-être de l’humanité à cœur puisque les politiciens et les économistes n’ont que l’argent à cœur. Une contrebalance indispensable, si notre civilisation devait survivre.  

***
L'exaltation fanatique des brillants jouets qui amusent les hommes...  


Extraits de :

Le pèlerinage aux sources (1943)
Lanza Del Vasto*

Chapitre IV, Wardha ou trois mois chez Gandhi

Si les gens d’aujourd’hui ne sont pas convaincus du caractère fâcheux d’un système qui les a menés de crise en krach, de faillite en révolte, de révolution en conflagration; qui gâte la paix, la rend affairée et soucieuse; qui fait de la guerre un cataclysme universel, presque aussi désastreux pour les vainqueurs que pour les vaincus; qui ôte son sens à la vie et sa valeur à l’effort; qui consomme l’enlaidissement du monde et l’abrutissement du peuple; si les gens d’aujourd’hui accusent n’importe qui des grands maux qui les accablent, en attribuent la cause à n’importe quoi plutôt qu’au développement de la machine, c’est qu’il n’est pas de sourd mieux bouché que celui qui ne veut rien entendre.

Il faut que la puérile admiration pour les brillants jouets qui les amusent, il faut que l’exaltation fanatique pour l’idole qu’ils se sont forgée, et à laquelle ils sont prêts à sacrifier leurs enfants, leur ait tourné la tête et fermé les yeux à l’évidence pour qu’ils continuent d’espérer du progrès indéfini de la machine l’avènement d’un âge d’or.

Ne parlons pas des bouleversements que le progrès des machines fait sans cesse subir aux institutions humaines, parlons seulement des avantages par lesquels elles allèchent le sot : elles épargnent du temps, elles épargnent des peines, elles produisent l’abondance, elles multiplient les échanges entre les peuples, elles finiront bientôt par assurer à tous les hommes un loisir perpétuel.

S’il est vrai qu’elles épargnent du temps, comment se fait-il que dans les pays où les machines règnent on ne rencontre que des gens pressés et qui n’ont jamais de temps? Alors que dans ceux où l’homme fait tout de ses mains, il trouve le temps de tout faire et du temps en outre, autant qu’il en veut, pour ne rien faire.

S’il est vrai qu’elles épargnent de la peine, pourquoi tout le monde se montre-t-il affairé là où elles règnent, attelé à des tâches ingrates, fragmentées, précipitées par le mouvement des machines, à des travaux qui usent l’homme, l’étriquent, l’affolent et l’ennuient. Cette épargne de peine, en vaut-elle la peine?

S’il est vrai qu’elles produisent l’abondance, comment se fait-il que là où elles règnent, règne aussi, dans tel quartier bien caché, la misère la plus atroce et la plus étrange? Comment, si elles produisent l’abondance, ne peuvent-elles produire la satisfaction? La surproduction et le chômage ont logiquement accompagné le progrès des machines, tant qu’on n’a pas fait une guerre, trouvé un trou pour y jeter le trop-plein.

S’il est vrai qu’elles ont multiplié les échanges et rendu les contacts plus intimes entre les peuples, il ne faut pas s’étonner que lesdits peuples en éprouvent les uns pour les autres une irritation sans précédent. Suffit qu’on me frotte à quelqu’un malgré moi et malgré lui pour que je commence de haïr ce quidam et lui moi. Peut-être est-ce regrettable, mais c’est humain. Les contacts mécaniques et forcés n’engendrent pas l’union. C’est bien dommage, mais ainsi veut nature.

Enfin, s’il était possible, toutes ces crises Dieu sait comment dépassées, de soulager l’homme de tout travail pénible et de lui assurer un loisir perpétuel, alors tous les dégâts que le progrès des machines a pu causer par ruines, révolutions et guerres deviennent insignifiants au regard de ce fléau définitif : une humanité privée de tout travail corporel.

À dire vrai, l’homme a besoin du travail plus encore que du salaire.

Ceux qui veulent le bien des travailleurs devraient se soucier moins de leur obtenir un bon salaire, de bons congés, de bonnes retraites, qu’un travail qui est le premier de leurs biens.

Car le but du travail n’est pas tant de faire des objets que de faire des hommes. L’homme se fait en faisant quelque chose. Le travail établit un contact direct avec la matière, et lui en assure une connaissance précise, un contact direct et une collaboration quotidienne avec d’autres hommes; il imprime à la matière la forme de l’homme et s’offre à lui comme un mode d’expression; il concentre l’attention et les forces sur un point ou au moins sur une ligne continue; il bride les passions en fortifiant le vouloir. Le travail, le travail corporel constitue pour les neuf dixièmes des hommes leur seule chance de manifester leur valeur en ce monde.

Mais pour que le travail même, et non le paiement seul, profite à l’homme il faut que ce soit un travail humain, un travail où l’homme entier soit engagé : son corps, son cœur, son intellect, son goût. L’artisan qui façonne un objet, le polit, le décore, le vend, l’approprie aux désirs de celui à qui il le destine, accomplit un travail humain. Tandis que l’ouvrier enchaîné au travail à la chaîne, qui de seconde en seconde répète le même geste à la vitesse dictée par la machine, s’émiette en un travail sans but pour lui, sans fin, sans goût ni sens. Le temps qu’il y passe est temps perdu, vendu : il vend non son œuvre mais le temps de sa vie. Il vend ce qu’un homme libre ne vend pas : sa vie. C’est un esclave.

Il ne s’agit pas d’adoucir le sort du prolétaire afin de lui faire accepter, il s’agit de supprimer le prolétariat comme on a supprimé l’esclavage, puisque de fait le prolétariat c’est l’esclavage.

Quant aux peuples entiers voués à l’oisiveté, que fera-t-on d’eux, que feront-ils d’eux-mêmes?

«L’État, répondent ces gens-là (si vous ne savez pas ce que c’est l’État je vous le dirai : c’est la Providence mécanisée), l’État qui aura résolu le problème du travail par l’industrialisation intégrale n’aura plus qu’à résoudre le problème des loisirs et de l’éducation. Il réglera jeux et spectacles et distribuera la science à tous.»  

Mais les plaisirs des hommes sans travail ont toujours été l’ivrognerie et la débauche. L’État aura beau leur proposer des plaisirs éducatifs, ils préféreront toujours l’ivrognerie et la débauche. Les jeux éducatifs devront donc prendre un caractère obligatoire et cesseront d’être des jeux pour devenir des disciplines et des corvées : des falsifications du travail d’où rien de bon ne saurait résulter. Mieux eût valu régler le travail.

Mais il est un plaisir plus cher à l’homme sans travail, plus cher que l’ivrognerie et la débauche, celui de crier «À bas» et de mettre le feu partout. Ce jeu-là ne tardera pas à remplacer tous les autres au Paradis mécanisé.

Si les malheurs qui accablent aujourd’hui même les civilisés finissent par leur démontrer par la réduction à l’absurde qu’il leur faut tourner ailleurs leurs espoirs, on pourra dire que leurs malheurs auront été bons à quelque chose.

(…) «Que voulez-vous, dit-on, il n’y a rien à faire contre les lois de l’Histoire et de l’Économie. On ne peut pas retourner en arrière.»

Et voilà comment des gens à l’esprit fort qui se sont révoltés contre toute croyance, qui prétendent s’en remettre en tout à leur courage et à leur intelligence, s’engourdissent dans des superstitions artificielles et savantes, celles de l’Histoire et de l’Économie, et se résignent à telle Fatalité qui n’a d’autre substance ou raison d’être que leur sottise et leur entêtement.

La sécheresse, l’inondation, le tremblement de terre, la douleur, la vieillesse et la mort sont des fatalités contre lesquelles il est insensé de murmurer. L’Histoire et l’Économie, faites de main d’homme, se défont et se refont de même. La seule chose qui les rende fatales c’est de les croire telles. Insensés ceux qui s’y résignent au lieu de travailler à les changer.

L’intention de Gandhi n’est pas de retourner en arrière. Nul n’est moins que lui porté sur les reconstitutions historiques et sur la nostalgie du Bon Vieux Temps. Il ne professe ni la haine de l’Occident, ni l’horreur de la civilisation, ni le mépris de l’économie.

Sa révolution regarde au contraire vers l’avenir avec de sévères espérances. Il est le premier sage en Orient à prescrire le travail comme un devoir pour tous et comme une voie au Salut. Il a jeté les bases d’une nouvelle constitution civile, d’un nouveau développement économique ainsi que d’une nouvelle culture.

Mais pour lui l’unique intérêt de l’économie c’est celui que les grands économistes  ne considèrent jamais (Karl Marx pas plus que les autres) : l’unique intérêt de l’économie ce n’est pas le développement économique, mais le développement de la personne humaine, sa paix, son élévation, son affranchissement.

«On ne nous dira pas, objecterons les gens, qu’un usage raisonnable et limité, qu’un progrès dûment dirigé de la machine ne pourrait pas contribuer à ce bien et à cette délivrance sans exposer la personne humaine aux cataclysmes apocalyptiques qu’il vous plaît de prévoir.»

Si l’on savait faire de la machine un usage raisonnable et limité, si l’on pouvait diriger son progrès, il n’y aurait en effet nul inconvénient à la mettre en œuvre.

On peut fort bien se servir des machines pourvu qu’on sache aussi bien s’en passer. Si la machine vous est utile, servez-vous d’elle; mais si elle vous est nécessaire, alors il devient urgent de la jeter loin de vous car il est fatal qu’elle vous enchaîne et vous prenne dans son engrenage.

La machine a gagné l’homme. L’homme s’est fait machine, fonctionne et ne vit plus.

Ses gestes, ses désirs, ses peurs se mécanisent, ses amours et ses haines. Ses goûts, ses opinions. L’éducation des enfants, l’activité productrice, le sport et les divertissements, l’application des lois, la police et l’administration, l’armée et le gouvernement tout commence à tendre à l’inhumaine perfection de la machine.

Quand vous aurez fait de l’État une machine, comment empêcherez-vous un fou quelconque de s’emparer du guidon et de pousser la machine au précipice?

Quand vous aurez fait de l’État une machine, il faudra que vous lui serviez vous-même de charbon.  

***
Ahimsâ – la doctrine et la pratique de la non-violence.
Ahimsâ signifie au sens étymologique : abstention de nuire.


* Issu d’une famille illustre, Lanza del Vasto est né en Sicile en 1901 et décédé en 1981. En 1936, il entreprend un long voyage en Inde qu’il raconte dans ce livre. À son retour, ce disciple chrétien de Gandhi se fait apôtre de la non-violence en fondant des communautés, en France et dans plusieurs autres pays, pour répandre cette philosophie. Immense a été la répercussion de son œuvre poétique, initiation à la sagesse millénaire de l’Inde, où l’humour a sa place.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire