Suite
“Why don’t you just sit down and shut up?” (Daini Katagiri Roshi)
Chapitre : Ne vous mettez pas en colère!
Imaginez que je vous dise que finalement, chacun fait de son mieux, là où il se trouve; que, partout dans le monde, les gens font ce qu’ils peuvent. Eh bien, il y en a parmi vous que le mot «mieux» risque de caresser à rebrousse poils. Même problème si je dis : toute chose est déjà parfaite, telle qu’elle est. Eh, dites donc, m’objecterez-vous, c’est très joli votre histoire de «perfection» et de «faire de son mieux», mais est-ce que par hasard vous chercheriez à dire que les gens qui commettent des horreurs font quand même de leur mieux? Et voilà comment le simple fait d’avoir choisi tel ou tel mot plutôt qu’un autre a suffi à tout embrouiller! Et c’est comme ça tout le temps, qu’on discute de sujets quotidiens ou spirituels.
Si notre vie est si confuse et embrouillée, c’est parce que nous mélangeons deux choses : la réalité, d’une part, et l’idée que nous nous en faisons, de l’autre – les concepts sont certes nécessaires, mais à leur place. Une bonne remise en question est un excellent prélude à l’éveil…
Imaginez que vous vous promener en barque sur un lac, un jour de brume. Vous êtes là, en train de ramer bien tranquillement quand, tout à coup, une autre barque surgit de la brume. Elle arrive droit sur vous. Et crac! C’est la collision! Vous êtes furieux : qu’est-ce que c’est que ce crétin! Moi, qui venais juste de repeindre mon bateau, et il faut justement que cet imbécile vienne se jeter dedans! Quand, soudain, vous vous apercevez que la barque est vide : il n’y a personne dedans. Qu’advient-il alors de votre colère? Eh bien, elle retombe, tout simplement. Bon, vous dites-vous, me voilà quitte pour repeindre mon bateau, c’est tout. Mais imaginez un peu qu’il y ait eu quelqu’un dans l’autre barque, qu’auriez-vous fait? Vous voyez déjà le tableau d’ici…
En réalité, cette petite histoire illustre bien la nature de notre rapport au monde : la vie est une suite de rencontres avec des gens et des événements, et à chaque fois, c’est un peu comme si une barque vide nous rentrait dedans. Sauf que nous ne le voyons pas sous cet angle; nous avons l’impression qu’il y a vraiment des gens dans la barque et qu’ils nous agressent.
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(Commentaire personnel : J’étais chez des amis, propriétaires d’un Golden retriever. Un jour, alors qu’il jouait dans le salon avec les enfants, il renversa d’un malheureux coup de queue un vase de porcelaine précieux. Le propriétaire fulminait et s’apprêtait à frapper le pauvre chien tout penaud. Tout le monde sait que les chiens agitent la queue quand ils sont joyeux ou qu’ils jouent. Alors je lui ai dit : «Ton chien ne sait pas que t’as payé ta potiche chinoise 2000$ et qu’elle est fragile. C’est à toi de la mettre dans un endroit hors de sa portée!» Or, de nos jours, le degré d’incontinence émotionnelle est si élevé, que les gens sont même prêts à s’entretuer pour une place stationnement! Autre exemple : Quelqu’un se cogne sur un objet par distraction et, enragé, il balance un coup de pied à l’objet. Génial, comme si la table était responsable de son manque d’attention!)
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La pratique zazen ne nous empêche pas de garder nos petites manies, d’ergoter sur les vétilles et les petits détails sans importance de la vie quotidienne. Toutes ces palabres, ces discussions et ces empoignades affectueuses sont le sel de la vie : c’est une forme d’échange qui met un peu de piquant dans la monotonie de l’intimité. C’est du vécu brut, et c’est justement ce qui fait son charme : il est parfait tel quel, sans rien y changer. Le plus extraordinaire, avec la vie, c’est de pouvoir la vivre telle qu’elle se présente à nous.
Maintenant, vous pourrez objecter que c’est bien joli tout cela, mais que ce n’est valable que pour des points de détail sans grandes conséquences, et pas pour des choses importantes, comme la peine ou l’angoisse, par exemple. Or je considère justement qu’on peut adopter la même attitude. Supposez que vous perdiez un être cher, vous aurez toujours l’extraordinaire ressource que vous offrira la vie : celle de vivre à fond ce que vous ressentez à ce moment-là. De vivre ce sentiment à votre façon, comme vous le sentez, « vous », et pas votre voisin. La pratique spirituelle n’est pas autre chose que cela : savoir assumer, accepter de vivre chaque événement de la vie tel qu’il se présente à vous.
Cela dit, le terme accepter n’est pas tout à fait exact. En réalité, la vie est la plupart du temps plutôt comique, voire dérisoire. Seulement, nous ne sommes pas toujours capables de voir le côté amusant des choses et, souvent nous préférerions que l’autre – la situation – soient différents de ce qu’ils sont : un peu plus comme ci, un peu moins comme ça, en tout cas, qu’ils correspondent mieux à ce qu’on attend.
Il faut bien reconnaître que la vie n’a pas l’air drôle lorsqu’on traverse de grandes crises, et je ne cherche pas à dire qu’il faut en rire. Mûrir en matière de pratique spirituelle, c’est savoir assumer la vie, telle qu’elle se présente à nous. Le but même de la pratique spirituelle est de faire reculer ce que j’appellerai notre seuil de tolérance, de façon à pouvoir assumer la vie de mieux en mieux. Au départ, on a souvent un seuil de tolérance très faible : il n’y a pas tellement de choses qu’on soit prêt à assumer. Et puis, au fur et à mesure que l’on progresse spirituellement, ce seuil de tolérance recule de plus en plus – on est capable d’assumer de plus en plus de choses -, sans pourtant disparaître complètement. Tant que nous vivrons, il y aura toujours un point-limite à partir duquel nous décrocherons de la réalité, faute de pouvoir faire face, assumer.
Au fur et à mesure que notre pratique s’affine, nous prenons conscience de notre incapacité à faire face à la vie et de l’incroyable cruauté de certains de nos actes puisqu’il y a tant de choses que nous refusons d’assumer. On découvre des aspects de la vie qu’on s’était toujours appliqué à négliger, d’autres auxquels, au contraire, on se raccroche comme un fou au lieu de les laisser couler au fil du temps. On voit tout ce qu’on déteste, tout ce qu’on ne peut pas supporter, et c’est très pénible. Mais, parallèlement, sous l’effet de la pratique, il y a aussi quelques belles plantes qui se mettent à pousser dans le jardin secret de notre être : un certain sentiment de compassion par rapport aux gens et aux choses – du simple fait d’apprécier que la vie est ce qu’elle est, que les gens sont ce qu’ils sont. Cependant vous vous heurterez toujours à une nouvelle limite : le seuil de tolérance au delà duquel vous ne pouvez pas accepter la vie – les gens, les choses comme étant très bien comme ils sont. Ce point à partir duquel vous devenez aveugle à la perfection des choses, vous indique les limites actuelles de votre maturité spirituelle. Et tout au long de votre vie, la pratique fera reculer ces limites mais il en restera toujours, même ténues. Voilà pourquoi nous faisons zazen : nous apprenons à voir défiler nos pensées et nos sentiments. À les laisser aller, venir et disparaître sans s’y accrocher. Mais allez donc vous en souvenir à l’instant précis où vous vous sentez propulsé au-delà de votre seuil de tolérance! Ce n’est pas simple…
Plus on s’ouvre à la vie, telle qu’elle est, et moins on peut l’esquiver. Il est sûr que la fuite est souvent tentante et nous essayons tous de trouver des faux-fuyants le plus longtemps possible. Cependant, on ne peut pas fuir la réalité indéfiniment et il arrive toujours un moment où l’on est obligé de faire face. Sachez que, plus vous aurez de pratique derrière vous, et plus vous aurez du mal à esquiver la réalité. La pratique, ça n’a rien d’exotique ou d’acrobatique. Il s’agit simplement d’apprécier : apprécier votre vie et votre pratique, et apprécier les autres – tout en restant conscient de votre seuil de tolérance. Tout le monde en a un, et cela ne servirait à rien de le nier : en refusant de le voir, vous ne feriez que figer votre évolution et tarir les richesses d’une vie toujours changeante. Mais ne nous faisons pas d’illutions : même quand on le sait, on n’est pas toujours capable de s’en empêcher. À suivre...
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