20 novembre 2014

Gens futés, décisions stupides

«Mes sources ne sont pas fiables, mais l’information est fantastique.»
~ Ashleigh Brilliant

L’auteur de l'article emploie le qualificatif smart qu’on peut traduire par intelligent, futé, malin, astucieux, habile, etc. Mais il n’y a pas vraiment de mot adéquat en français qui décrit aussi bien ce talent qu’ont certaines personnes d’élaborer des raisonnements complexes qui a priori semblent des preuves irréfutables de ce qu’ils avancent. Je vais utiliser indifféremment intelligent et futé.

Ironiquement, Montréal accueille en ce moment des conférenciers d’un groupe de climato-sceptiques originaires, non pas du Texas, mais d’Alberta. Si si! Cela fait peut-être partie du plan stratégique d’Edelman en faveur de TransCanada. Si l’intelligence et le sens critique sont uniquement orientés vers l’argent et le profit, cherchez les erreurs de jugement...

Être plus intelligent pousse à la réflexion critique mais à de mauvaises décisions
Par Ira Hyman (in Mental Mishaps; Psychology Today) 

Être futé est généralement bien perçu. Nous nous attendons à ce que les gens futés prennent des décisions intelligentes. Mais les gens futés sont tellement habiles à raisonner qu'ils arrivent logiquement à la conclusion qu'ils veulent, non pas à la bonne réponse. Et, peut-être  que le sens critique n'est pas aussi sensationnel qu’on le croit.
       Permettez-moi d’aborder mon analyse sous l’angle de la science et de la politique. Le climat se réchauffe-t-il? Les vaccins causent-ils de l'autisme? Y a-t-il des preuves de la théorie de l'évolution? L'énergie nucléaire est-elle sécuritaire ou non? Les preuves scientifiques sont assez claires à l'égard de ces questions. Néanmoins, de nombreuses personnes refusent d'accepter les conclusions de la recherche scientifique. Mon hypothèse de départ était que les gens ne connaissaient probablement pas divers éléments de la preuve. Si les gens étaient mieux informés ils seraient généralement en accord avec le consensus scientifique. Une meilleure information et une réflexion critique devraient normalement mener à de meilleures réponses. J'ai toujours pensé que l'éducation était la solution aux débats politiques ayant un rapport avec la science.
       Eh bien, j'avais tort. Les gens plus futés semblent plus – pas moins – biaisés face aux questions scientifiques; ce qui les rend plus enclins à rejeter les preuves. Leur capacité de raisonnement est si efficace qu'ils peuvent arriver à la conclusion qu'ils veulent. Bien entendu, si des gens intelligents arrivent à des conclusions erronées au sujet des  preuves scientifiques, ils risquent de prendre de mauvaises décisions.
       Voici un exemple. Un de mes collègues à la retraite suit de près les débats scientifiques sur le réchauffement climatique. Il est intelligent, il est critique, et il lit. Il rejette aussi le consensus scientifique. Il n'est pas convaincu que la planète se réchauffe. Il est même certain que si la planète se réchauffe, les humains n'ont rien à y voir. Apparemment, ce n'est pas inhabituel.
       Pourquoi y a-t-il autant de gens qui rejettent le consensus scientifique au sujet du réchauffement climatique? Je pensais naïvement qu'ils n'étaient pas suffisamment informés et ne connaissaient pas les preuves qui s'accumulent. J’imaginais qu'ils faisaient tout simplement confiance aux discours des politiciens qui veulent rassurer les gens inquiétés par le réchauffement. D'autres suggèrent que c’est dû à une approche conservatrice de la science (on pourrait dire qu’en rejetant la théorie de l’évolution, certains ont simultanément rejeté toute la science). Vous pourriez certainement être d’accord avec ces arguments, car beaucoup d’autres personnes intelligentes et réfléchies ont fait valoir semblable argumentation.

Mais la science propose une autre possibilité : être futé ferait partie du problème.

Dans plusieurs projets de recherche, Dan Kahan et ses collègues ont exploré la polarisation politique, particulièrement à l'égard des questions scientifiques. Au cas où vous ne le sauriez pas, les débats politiques aux États-Unis sont devenus extrêmement polarisés. Nous avons de sérieuses difficultés à nous entendre. Dans une bonne démocratie, le sens critique et le souci lds faits devraient mener à un consensus. Mais nous ne pouvons même pas nous mettre d'accord sur les faits, même si la preuve fournie par la science est évidente. Kahan (en 2013) a examiné plusieurs explications possibles afin de comprendre pourquoi les gens ne sont pas d'accord sur le réchauffement climatique. Il se demandait si les conservateurs étaient plus enclins à rejeter la science ou s’ils avaient plus de difficulté avec la pensée critique. Or, il n'a vu aucune différence entre les libéraux et les conservateurs.
       Ensuite, Kahan il a voulu savoir si les sceptiques n’étaient pas simplement moins enclins à réfléchir et à évaluer les preuves. On s’attendrait à ce qu'une meilleure réflexion critique et un examen des preuves fassent en sorte que les gens arrivent à un consensus. C’est tout le contraire. Plus de pensée critique signifie plus de polarisation extrême. Les gens futés excellent dans le jugement critique; en particulier si la preuve est incompatible avec leur vision du monde. Comme la plupart des gens intelligents, les gens futés ont un système de croyances et des attitudes politiques. Plus que d'autres, ils aiment réfléchir à des problèmes et démontrer leur sens critique. L'ennui, c'est que leur pensée critique les amène à soutenir encore plus fermement une position qui est conforme à leurs convictions. Les libéraux et les conservateurs sont en désaccord au sujet du réchauffement et l’opposition est plus extrême chez ceux dont la pensée critique est la plus forte. Être intelligent (futé) peut vous mener à une réponse erronée. Être futé vous permet de procéder à une évaluation critique et de rejeter une preuve incompatible avec votre point de vue. Être futé vous rend simplement plus habile pour soutenir et défendre votre réponse préférée.
       Il n’y a pas que le réchauffement climatique en cause. Dans une autre étude, Kahan, Peters, Wittlin, Slovic, Ouelette, Braman et Mandel (en 2012) ont vu le même modèle se répéter en ce qui a trait aux opinions sur les risques associés à l'énergie nucléaire. Encore une fois les personnes dotées d’un sens critique prononcé étaient plus polarisées que les personnes qui ne se fient pas uniquement à leur sens critique. Dans cette étude, toutefois, le lien entre le point de vue politique et scientifique était inversé. Les libéraux ayant un sens critique marqué étaient plus enclins à rejeter le point de vue scientifique tandis que les conservateurs ayant un sens critique marqué étaient plus enclins à accepter le point de vue scientifique.
       Essentiellement, plus d'informations et plus de pensée critique peuvent aggraver les choses. Par exemple, Nyhan et ses collègues (en 2014) on fourni aux parents diverses informations au sujet des vaccins, espérant atténuer leurs craintes concernant l’autisme, et les inciter à faire vacciner leurs enfants. Ça n’a pas marché. Plus d'informations ne change pas grand chose. Au lieu de cela, les parents ont utilisé les informations pour confirmer leurs propres vues. Plus d'information peut rendre plus extrémiste.

Quel est donc le problème avec la pensée? Notre pensée est guidée par nos systèmes de croyances. Nous avons des idées, et souvent nos idées sont associées à divers aspects de notre identité. Je peux être libéral ou conservateur ou indépendant. J'ai quelques idées sur les croyances générales des gens comme moi. Quand je suis confronté à un problème dans un domaine quelconque, j'ai une bonne idée de la solution. J’accepte plus facilement les éléments de preuve qui sont conformes à mes croyances actuelles. Je suis plus critique si l'information est incompatible avec mon point de vue. Je me souviens de ce qui est cohérent et je rejette ce qui est incohérent. Mais, plus d'informations me permet de mieux soutenir ma position, même si l’information est incohérente.
       Les penseurs critiques s'engagent dans des processus critiques et deviennent plus extrémistes. En politique, la pensée critique ne mène pas nécessairement au consensus.
       Alors, y a-t-il de l’espoir pour notre démocratie? Je pense que oui. Mais il faudra que les gens placent leur raisonnement critique au-dessus de leurs opinions politiques personnelles. Il nous faudra une culture et une vision du monde qui valorisent la capacité de changer d'idée.

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«Il n'y a pas pires crétins que les hommes qui ne sont même pas capables, de temps à autre, de naître de la dernière pluie!»
~ Fred Vargas (Debout les morts)

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