9 novembre 2014

Dissiper le brouillard mental

«Le plus pénible, quand on fait zazen, c’est le moment où l’on devient témoin de ce qui se passe réellement dans notre tête. C’est une vraie claque en pleine figure : on se voit tel qu’on est – égoïste, violent, plein de préjugés. ... Avec le temps, nos émotions gagnent en finesse et en acuité, et les sentiments qu’on éprouve pour les autres se font plus réels et plus profonds, parce qu’on a beaucoup plus de recul par rapport à ce qui se passe dans notre tête.» (C. J. Beck)

Même si le zen est en lien avec le bouddhisme, ce n’est pas une religion ni une secte. Il s’agit d’une pratique qui peut justement libérer des croyances, des aprioris et des préjugés (religieux ou autres), et qui n’incite pas au prosélytisme (à moins que la tendance soit un trait de personnalité dominant chez le pratiquant); c’est plutôt le contraire.

Faire ses débuts dans la pratique du zen
Charlotte Joko Beck

Ma chienne ne se pose pas de questions sur le sens de la vie. Il lui arrive de s’inquiéter de l’arrivée de sa pâtée, mais elle n’a pas d’angoisses métaphysiques pour autant. Pourvu qu’elle ait sa dose de nourriture et de caresses, la vie est belle! L’ennui, c’est que les roseaux pensants que nous sommes ne fonctionnent pas comme les chiens. L’être humain jouit en effet de la conscience de soi – un privilège parfois lourd à porter puisqu’il peut aussi bien faire notre perte que notre salut. Méconnaissant la véritable nature de notre esprit, nous essayons d’emprisonner cette énergie vive dans un ego qui nous cause des foules de problèmes, car nous ne maîtrisons pas ce qui se passe.
       Qui n’a jamais ressenti un certain mal de vivre? Cette sourde angoisse, qui se fait plus lancinante dans les moments difficiles, reste néanmoins perceptible quand tout va bien : la peur de voir le vent tourner nous gâche une partie du plaisir. Nous sommes habités par une inquiétude latente qui a ses racines dans un malaise existentiel plus profond : il est un fait que, dans l’ensemble, nous ne sommes guère satisfaits de la vie que nous menons. Si je vous disais que votre existence est d’ores et déjà parfaite et complètement satisfaisante, vous me prendriez pour une cinglée. Vous ne trouverez personne pour vous déclarer que sa vie est parfaite, telle qu’elle est. Et pourtant, il existe en chacun de nous une intelligence innée et parfaitement consciente de sa propre infinitude. À vrai dire, nous sommes de véritables contradictions ambulantes : débordés par les difficultés d’une vie à laquelle nous ne comprenons pas grand-chose, nous avons par ailleurs confusément conscience de la présence en nous d’une réalité infinie et intelligente. Nous sommes tiraillés entre un sentiment d’impuissance et d’incompréhension totales, et l’intuition très vague d’une connaissance dormante en soi. 
       C’est cette contradiction interne qui nous amène à nous poser des questions. Au départ, on a tendance à croire que c’est en changeant le monde et les autres que tout ira mieux. On entreprend donc de chercher ailleurs qu’en soi-même des «solutions» plutôt simplistes. On s’imagine qu’il suffirait d’avoir une plus grosse voiture, une plus belle maison ou un patron plus compréhensif, de vivre une nouvelle passion, ou de partir en vacances sur une île tropicale pour que tout s’arrange. C’est une démarche que nous faisons tous, à un moment ou à un autre. Chacun de nous possède un inépuisable stock de rêves et de fantasmes qu’il passe sa vie à essayer, les uns après les autres. On se dit : «Ah, cette fois, il ne me manque plus que ça – cette voiture ou maison, etc. – pour être vraiment heureux!» Or, une fois acquise ladite maison, on s’aperçoit qu’il manque encore un petit quelque chose pour que notre bonheur soit complet. Et ainsi de suite, à l’infini. Nous menons nos vies de fantasme en chimère, sans jamais atteindre la satisfaction espérée. Nous courons après l’arc-en-ciel qui s’éloigne de plus en plus à mesure qu’on croit s’en approcher. Et quand le charme des fantasmes les plus évidents s’est émoussé, on en cherche de plus subtils. Autrement dit, puisqu’on n’arrive pas à trouver le bonheur escompté dans les plaisirs matériels, on va voir du côté spirituel. Et, paradoxalement, c’est souvent en recherchant un bonheur matériel qui ne cesse de vous échapper qu’on arrive à la spiritualité. C’est pourquoi la plupart d’entre nous abordent la spiritualité avec une attitude essentiellement matérialiste, au départ : c’est toujours la même motivation égocentrique qui nous anime – JE veux être heureux –, elle a simplement changé d’objet, substituant le spirituel au matériel. Ceux qui fréquentent le Centre Zen n’ont peut-être plus comme idéal de bonheur de s’acheter une Porsche, une Mercédès, ou le dernier cri de la hifi ou de la vidéo. Mais ils font zazen dans l’espoir d’arriver à régler tous leurs problèmes du jour au lendemain – ou presque. Fondamentalement, leur attitude n’a pas changé : ils en sont encore à chercher une « potion magique » qui leur garantisse un bonheur sans nuages, ad vitam aeternam. Simplement, comme la recette « matérialiste » du bonheur n’a pas très bien marché, on en essaie une version pseudo-spirituelle. La spiritualité devient notre dernier gadget : «Si seulement je trouvais la sagesse, alors là, je serais vraiment heureux!» Nous arrivons au zen chargés de tout un fatras de fantasmes : cette fois-ci, ça y est, on tient LA solution. On a trouvé la recette miracle, le sésame du bonheur garanti – l’éveil, la sagesse. C’est du solide, le spirituel; des valeurs sûres. À nous le vrai bonheur! 
Notre vie pourrait se résumer à l’histoire d’un petit sujet en quête d’un objet extérieur à lui-même. Et puisque le sujet sert de référence est limité dès le départ – comme l’est le corps et le mental d’une être humain –, son objet reflétera forcément les mêmes limitations. Résultat : les limitations s’additionnent et on se sent encore plus mal à l’aise qu’au départ. 
       Nous avons tous une vision subjective de la vie qui s’élabore au fil des années à travers un conditionnement propre à chacun. D’un côté, il y a moi, et de l’autre les objets : tout ce qui m’est extérieur – les choses, les gens et les situations. Il y a certains objets que j’aime et d’autres que je n’aime pas. Une fois ce repérage établi, nous procédons à un tri automatique de toutes nos expériences, de façon à maximiser ce qui nous plaît et à minimiser ce qui nous déplaît. Et toute notre vie s’organise autour de ce principe de satisfaction maximum. C’est une manipulation à laquelle tout le monde se livre, mais qui nous maintient constamment à distance de notre vécu brut en escamotant la réalité. On reste en dehors de sa propre vie : on la considère, on l’analyse, on l’évalue en fonction d’un seul principe : «Qu’est-ce que je peux en tirer? Qu’est-ce que ça va me rapporter?», et c’est sur la base de ce critère égocentrique qu’on se précipite sur les choses – ou les gens – ou qu’on les fuit comme la peste. Voilà les spéculations qui nous occupent du matin au soir. Pas étonnant que nous nous sentions si mal dans notre peau, derrière nos petits airs de gens aimables et bien comme il faut! Si on grattait un peu ce vernis superficiel dont chacun se pare en société, on découvrirait une véritable tourmente intérieure : une zone de turbulences confuses où règnent la peur, la souffrance et l’angoisse. Nous avons évidemment recours à toutes sortes de subterfuges pour oublier cette sensation de malaise intérieur : chacun noie ses angoisses existentielles comme il le peut! On mange trop, on boit trop, on fume trop, on s’abrutit de boulot, de télé, ou de musique – on fait n’importe quoi, mais à l’excès, pour couvrir la petite voix enrouée de la conscience de soi. On s’active tous azimuts pour occulter l’angoisse qui nous habite en permanence. Il y a des gens qui vivent dans cet état-là jusqu’à leur dernier souffle. Mais, plus les années passent et plus le mal empire : ce qui était supportable à vingt-cinq ans devient parfaitement intolérable à cinquante. Nous connaissons tous des gens qui sont quasiment des morts vivants, claquemurés dans leurs idées étriquées. Leur vie a perdu toute flexibilité et toute fluidité, et, en se figeant, elle s’est vidée de toute joie. Quelle sinistre perspective! C’est pourtant celle qui nous guette tous si nous ne nous réveillons pas à temps. À temps pour travailler sur soi afin de démystifier l’illusion d’un prétendu sujet, d’un ego qui existerait indépendamment de son objet. Or, c’est justement la finalité de toute pratique spirituelle bien comprise : combler la soi-disant distance qui sépare le moi du ça. Lorsqu’on cesse de manipuler l’expérience brute de son vécu, le sujet et l’objet ne font plus qu’un. Instant de vérité dans lequel on entrevoit sa propre réalité et celle de sa vie.

L’éveil spirituel n’est pas une chose qui se gagne ou qui s’acquiert : c’est au contraire une absence de chose. Toute votre vie, vous avez cherché quelque chose, vous avez poursuivi un but – quel qu’il soit. Or, l’éveil consiste justement à abandonner toutes ces finalités hypothétiques pour travailler sur le réel de soi-même et de la vie. La spiritualité n’est pas affaire de mots, de gloses ou d’exégèses savantes. C’est un passage à l’acte, une pratique.

Vous pourriez passer mille ans à compulser toute la littérature qui a été écrite sur la spiritualité et sur l’éveil : littérature à peu près aussi efficace que de lire une recette de cuisine en guise de repas, car vous auriez faim et vous ne connaîtriez pas la saveur du plat! La spiritualité est une expérience de chaque instant qu’il revient de cultiver au cœur même de son vécu quotidien. 
       Nous devons apprendre à retrouver le naturel – notre naturel. Or, la vie que nous menons s’en est tellement éloignée que la pratique du zen va nous paraître très ardue – très peu naturelle – au départ. Un peu comme quelqu’un qui aurait marché sur les mains pendant des années et qui aurait du mal à apprendre à se tenir sur ses deux pieds – il serait obligé de faire un effort pour retrouver ce qui était en réalité ses réflexes naturels – qui avaient cessé de lui venir spontanément. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on a besoin de réapprendre le naturel! Le point de départ consiste à comprendre que la source de toutes nos expériences – problèmes ou bonheurs – ne se trouve pas ailleurs qu’en soi-même. Quand on commence à envisager les choses sous cet angle – ne serait-ce que partiellement au départ – on est sur la bonne voie. Une telle prise de conscience représente en effet un début d’éveil. Elle est porteuse d’une tout autre perception de la vie qui nous apparaît alors beaucoup plus fluide et plus joyeuse qu’on ne pourrait l’imaginer. Et cette nouvelle perception des choses nous motive pour «pratiquer» - c’est-à-dire cultiver cet état d’esprit. 
       Si on décide de pratiquer le sen, c’est pour apprendre à vivre de manière plus équilibrée, plus sensée. Le zen ayant près de mille ans maintenant, c’est un système éprouvé et rodé – un chemin parfaitement balisé, même d’il n’est pas tous les jours faciles. En tout cas, c’est l’antidote absolu aux fantasmes qui ne débouchent sur rien : faire zazen, ce n’est pas planer dans les nuages, à la poursuite de quelque chimère éthérée. C’est au contraire une discipline pratique qui nous aide à bien garder les pieds sur terre et qui nous met face à la réalité de notre être et de notre vécu. Pratiquer le zen, ce n’est pas tourner le dos au monde ou à ses responsabilités. C’est au contraire apprendre à mieux faire tout ce qu’on fait, à vivre plus pleinement chaque moment de son quotidien : mieux assumer son travail, mieux élever ses enfants, cultiver de meilleurs rapports avec les autres.

Un bon exemple : Anthony Cymerys est barbier. Il est âgé de 82 ans. Chaque mercredi, il apporte sa chaise,  ses ciseaux, son rasoir et une batterie d'auto pour le brancher, à un parc de Hartford. Il offre ses services aux sans-abri. Il ne leur demande pas un sou. Ils n'ont qu'à lui donner une accolade.

En pratiquant le zen, on ne fuit pas le quotidien, on le vit – complètement, sans rien esquiver. Une pratique saine peut nous délivrer de nos contradictions internes en nous aidant à retrouver l’équilibre et la santé intérieurs que nous avait fait perdre notre cécité spirituelle.

Ceci dit, reconnaissons qu’il faut une certaine dose de courage pour bien faire zazen. C’est pourquoi le zen n’est pas forcément une discipline qui attire toute le monde. Mais, pourvu qu’on se sente suffisamment motivé, qu’on sache faire preuve d’un peu de patience et de persévérance ... on verra sa vie se stabiliser et s’équilibrer progressivement ... nos émotions perdront de leur ascendant sur nous. Quand on commence à faire zazen, on prend conscience du chaos qui règne dans un mental occupé à brasser toutes sortes d’idées, et on se rend compte que c’est là-dessus que devra porter l’essentiel de ses efforts. Au départ, on est complètement prisonnier de cette frénésie, de cette valse incessante des pensées, et la pratique consiste à essayer de ramener un peu de lucidité et de stabilité dans cette pagaille. Une fois que l’esprit s’éclaircit et se stabilise un peu, il échappe à l’emprise dictatoriale des pensées et ne se laisse plus prendre au piège des objets. Dans l’espace mental retrouvé, reconquis, l’esprit est alors capable de se percevoir lui-même, tel qu’il est véritablement. L’espace d’un instant, on «se» reconnaît, avec la même certitude infaillible qu’une mère retrouvant son enfant. 
       Le zazen n’est pas une sorte de sport qu’on peut espérer maîtrise en le pratiquant pendant un an ou deux. C’est une discipline qui devient un mode de vie, car elle offre à un être humain des possibilités d’enrichissement illimitées. Le zazen nous fera découvrir que nous participons de l’infinitude de la nature essentielle de l’univers. Ensuite, à nous de nous ouvrir à cette immensité et de l’exprimer dans notre quotidien. Certains se demanderont peut-être si cette fréquentation des valeurs spirituelles ne risque pas de nous désincarner un peu, de nous éloigner des autres et du concept. Or, c’est l’inverse qui se produit : plus on touche à la réalité ultime des choses et plus on éprouve de compassion envers les autres, et plus notre vie quotidienne se transfigure. Rien ne change, apparemment, mais en réalité, tout est différent : notre façon de vivre et de travailler, nos rapports avec nous-mêmes et avec les autres. Le zen, ce n’est pas passer trente ou quarante minutes par jour, les fesses sur un coussin. C’est un programme de vie qu’on se donne pour la vie. C’est une pratique de tous les instants, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

SOYEZ ZEN ... en donnant un sens à chaque acte à chaque instant
Pocket; 1989

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