Il y a quelques années, une belle amitié s’est développée entre un client et moi à travers la marche. Nous étions tous les deux des mordus de randonnée pédestre en nature. Comme nous habitions près d’une piste, il était facile de multiplier les rendez-vous à l’improviste. Il n’y avait aucun sentiment amoureux ni désir sexuel entre nous, que de l’amitié, pure et simple; une connexion de cœur à cœur et d’âme à âme.
Que d’heures nous avons passées à nous livrer nos états d’âme, à parler de tout et de rien, et souvent à marcher en silence, un silence rempli d’intimité palpable. Car nous n’avions pas peur du silence ni l’un ni l’autre. J’ai regretté ces échanges lorsque j’ai quitté la région deux ans plus tard. Bien sûr les courriels nous permettent de garder un lien, mais c’est différent. Il y manque la couleur de l’âme qu'on voit dans l’œil de l’autre. D'un autre côté, ironiquement, la connexion à distance par télépathie est parfois plus vive que dans le réel – paradoxe des voies de l’âme…!
Jeudi dernier durant une promenade solitaire en montagne, je réfléchissais à cette période de ma vie avec un sentiment de joie, mais aussi avec un brin de nostalgie. Mes plus beaux souvenirs en amitié se résument à ces moments uniques de confidences, rires, larmes, silences et petites choses vraies.
Hier, je fouillais encore ma biblio en quête d’un texte à partager. Je me suis laissée attirer par le livre «Les âmes sœurs» (du psychologue Thomas Moore) ouvert au hasard, je le jure, à la page 122. Et, de quoi était-il question? De conversation et de marche...
Alors, je vous transmets quelques-uns des propos de l’auteur qui décrivent mieux que je ne saurais le faire cette intimité de l’âme qu’il nous invite à cultiver par la conversation.
Chapitre six
Conversations et lettres
Les «techniques de l’intimité» sont les moyens que nous utilisons pour nouer des liens étroits et les entretenir ensuite, pour exprimer et évoquer leur côté «intimiste» au sein de la communauté et de l’amitié. Il ne suffit pas de désirer l’intimité de manière abstraite ou de la considérer seulement comme un sentiment qui va et qui vient, indépendamment de notre volonté. L’amitié, comme tout le reste, fait appel à l’art.
Je ne parle pas ici de la communication superficielle ou rationnelle. Ce mot, «communication», est devenu le leitmotiv des discussions sur les relations personnelles et c’est une lapalissade que d’affirmer que le problème d’une relation se résume à une rupture des communications. Mais ce que l’on qualifie de communication peut être à la relation ce que l’information est l’instruction, soit un échange de faits dépourvus d’âme. Nous croyons parfois être instruits parce que nous avons amassé un certain volume de données et nous croyons être intimes parce que nous «communiquons» bien. Il est vrai qu’une bonne communication nous permet d’exprimer nos pensées et nos sentiments de manière claire et satisfaisante, mais souvenons-nous aussi que l’intimité peut naître de silences dans la conversation, de silences et de moments embarrassants, d’efforts gauches pour nous exprimer, voire de mensonges et de subterfuges qui apparaissent parfois dans une relation.
Pour cultiver l’intimité, nous devons trouver des formes d’expression qui surgissent de l’âme et parviennent à la toucher. La plupart de ces formes sont évidentes : un cadeau particulièrement significatif, une conversation tardive qui laisse remonter les sentiments en surface, une lettre écrite pendant un moment d’émotion profonde, une promenade dans les bois, en toute tranquillité, sans véritable conversation. Nous savons pertinemment à quel point ces formes d’intimité sont précieuses et pourtant, dans notre société moderne, nous semblons oublier leur importance. Nous acceptons l’engouement actuel pour les communications – nous possédons un système téléphonique très perfectionné ou utilisons le jargon à la mode en psychologie populaire – mais nous négligeons le type d’échange qui fait essentiellement appel à l’âme. Nous confondons peut-être aussi l’expressivité avec l’honnêteté et nous estimons qu’en extériorisant nos sentiments nous encourageons l’intimité.
En cette ère technologique, notre tâche ne consiste pas à inventer une nouvelle théorie des communications ou une nouvelle thérapie. Il s’agit plutôt d’apprendre l’art de l’expression intime. Dans la plupart des cas, cela consiste à accorder de la valeur à des formes d’échange très simples : prendre le temps d’écrire une lettre, d’acheter ou de confectionner un cadeau spécial, d’acheter un joli papier à lettres et un stylo de qualité, de nuancer délicatement le choix de nos présents et de nos paroles pour atteindre l’âme de l’autre. Dès que nous cessons de vouloir à tout prix communiquer, dès que nous essayons d’exprimer l’intimité, nous voyons s’ouvrir devant nous la porte de l’âme.
CONVERSATION
La véritable conversation permet à différents mondes de s’interpénétrer, aux âmes d’entrer en rapport l’une avec l’autre. Elle ne doit pas être consciemment et forcément profonde, mais elle doit effleurer des questions qui intéressent l’âme. Le bref passage qui suit, extrait d’une lettre de Ralph Waldo Emerson datée du 30 septembre 1842, fait allusion à plusieurs éléments de la conversation dotée d’âme.
«Hawthorne et moi allâmes faire une promenade… Aucun incident particulier ne marqua cette promenade. Elle n’en avait d’ailleurs nul besoin, car nous étions tous deux d’excellente humeur, avions beaucoup de choses à nous dire. En effet, nous étions tous deux de vieux collectionneurs qui n’avaient encore jamais eu l’occasion de se montrer leurs buffets.»
Il faut commencer par s’entretenir en marchant. Car la marche peut être une activité privilégiée de l’âme, dans la mesure où elle n’est pas entreprise à des fins héroïques telles que la volonté d’arriver quelque part, la perte de poids ou la course. Par le passé, il était peut-être plus facile d’exercer l’âme ainsi car les endroits propices ne manquaient pas. Il n’y avait pas de danger de se retrouver face à un automobiliste déchaîné et l’accès à la nature était plus facile. Sans compter que les modes de transport n’étaient pas aussi variés. La marche inspire et encourage la conversation qui s’inspire du corps et, par conséquent, offre à l’âme un endroit pour s’épanouir. Je pourrais sans doute écrire un mémoire intéressant sur toutes les promenades importantes que j’ai faites en compagnie d’autres personnes, grâce auxquelles l’intimité n’a pas seulement été vécue, mais aussi enchâssée affectueusement dans le paysage de la mémoire. (…)
… Je me souviens d’une promenade que j’ai récemment effectuée avec un ami dans le parc de Hampstead, à Londres, suivie par une visite de la maison de Keats. Cette promenade demeure gravée dans mon cœur, non seulement en raison de la présence de cet ami, mais aussi grâce à le relation qu’elle m’a permis de nouer avec l’une de mes âmes sœurs, Keats lui-même, dont l’œuvre inspire et guide la mienne bien qu’il soit mort plus d’un siècle avant ma naissance. Je porte également en moi le souvenir douloureux de promenades effectuées pendant les moments déchirants de la séparation et du divorce. Parfois lorsqu’on s’efforce de converser en marchant, l’âme sort de sa cachette et se montre, suscitant une émotion particulièrement intense.
Emerson fait remarquer que sa promenade avec Hawthorne n’a été marquée par aucun incident et que d’ailleurs, nul incident n’était nécessaire. L’âme ne s’intéresse pas autant aux événements et aux actions que l’esprit conscient. Elle n’a nul besoin de ces événements qui peuvent au demeurant l’empêcher d’émerger dans la conversation. Pour Emerson, l’important était que les deux hommes fussent des «collectionneurs», qu’ils eussent chacun en leur possession un «buffet», des souvenirs à échanger, des idées à débattre. L’âme est plus un récipient qu’un instrument et ces deux hommes profonds ont dû faire jaillir de précieuses impressions au long des soixante kilomètres que, selon Emerson, ils parcoururent en deux jours.
La conversation ne doit pas revêtir la forme d’une confession pour être imprégnée d’âme. Je constate que parfois, les gens qui commencent à peine à s’intéresser de près à la psychologie se sentent contraints de dire tout ce qu’ils ont sur le cœur, trop directement ou trop naïvement. Certaines personnes jouent aux confessions réciproques : «J’ai ouvert mon cœur, maintenant c’est ton tour.» Mais l’âme n’apparaît pas grâce à une tentative naïve de mise à nu des sentiments. Ce qui importe, ce n’est pas l’intensité de notre confession, mais la mesure dans laquelle l’âme participe à la conversation. Deux personnes occupées à dresser les plans d’une maison ou à essayer une recette de cuisine peuvent engager une conversation née de l’âme. Il n’est pas nécessaire que le sujet en soit personnel. (…)
… L’âme préfère les paroles proches de la vie, certes, mais pas uniquement pragmatiques et techniques. Elle se plaît surtout dans la rêverie, les réminiscences, les réflexions, tous ces mots qui commencent par le préfixe «re» et exigent de l’âme qu’elle imprègne nos expériences passées d’imagination. La conversation ramène la circulation dans les membres et donne des ailes au corps, précisément parce qu’elle est l’un des conduits principaux de l’âme. C’est l’âme qui vivifie le corps et le soulage du poids de la vie concrète.
La conversation peut également nous soulager des pressions de l’activité quotidienne et de la prise de décisions, en ouvrant la porte à des degrés d’expérience encore méconnus. L’âme réside dans les dièses et les bémols, non dans les notes plates des événements matériels. La conversation exécute une opération alchimique, douce et agréable, sur l’expérience en la sublimant de manière à nous permettre de l’explorer. L’expérience, quant à elle, prend des ailes à partir de la conversation.
(…)
Du point de vue d’Emerson, la conversation est le moyen de venir vers soi-même, d’entretenir une relation avec soi-même autant qu’avec quelqu’un d’autre. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles la conversation est si agréable. Elle nous permet d’apprendre à nous connaître. Combien de fois avons-nous entendu des gens s’exclamer : «Je ne savais pas que je pensais cela avant de le dire!»
… Emerson suggère qu’à nos conversations nous apportions nos trésors de souvenirs et de pensées, toutes ces choses qui sont inextricablement les nôtres, que nous emportons toujours avec nous, où que nous allions. Ce trésor de matériaux personnels, intérieurs, est la trame de la conversation et c’est lui qui nous aide à trouver une âme sœur.
James Hillman fait une constatation importante, à savoir que ce ne sont pas toutes nos idées qui proviennent de l’âme. Certaines sont purement intellectuelles, coupées de l’âme. Bien qu’intéressantes et capables de susciter un certain plaisir, elles n’engagent en rien l’âme. Car l’âme demeure enracinée dans les détails de la vie et de la personnalité, même si ces détails paraissent parfois triviaux et peu pertinents. Au cours d’une conversation avec une âme sœur, nous pourrions explorer des idées d’une manière qui ne se limite pas aux exigences particulières de l’intellect solitaire. Nous pouvons émettre notre opinion, conter l’histoire de notre vie, parler de nos préjugés et nous exprimer à notre façon. (…) La conversation diffère de la discussion ou de la querelle. Elle n’a ni cible ni objet précis.
(…)
Il est difficile de trouver des endroits, publics ou privés, dépourvus de télévisions, téléphones, radios, de tous ces appareils qui semblent uniquement conçus pour décourager les conversations. Il n’y a pas longtemps, je me suis retrouvé dans la salle d’attente d’un hôpital tandis que j’essayais de réfléchir à une maladie précise. Mais la télévision hurlait dans un coin, tandis que vingt personnes la regardaient, hypnotisées. Il m’a été impossible de réfléchir, encore moins d’établir un contact avec l’une des personnes présentes.
… Quiconque est incapable d’écouter ne peut converser. Nous devons assimiler ce que notre interlocuteur nous offre. La conversation consiste à retenir les souvenirs que l’autre personne a sortis de son «buffet» pour les traiter avec attention et respect.
… La conversation thérapeutique présente une autre caractéristique qui la rapproche de la conversation ordinaire. En effet, elle permet à des questions douloureuses et obscures d’entrer dans le dialogue. La «conversation polie», échange superficiel d’agréables platitudes, ne suffit pas toujours à évoquer l’âme. (…) C’est parfois en remuant le couteau dans la plaie que l’on évoque le plus rapidement l’âme.
… Les gens qui essaient à tout prix de damer le pion à leur interlocuteur, de faire admettre leur point de vue, de prêcher des sermons, de présenter longuement une théorie ou de témoigner d’une conviction ne sont pas engagés dans une conversation. Ces activités sont bourrées de narcissisme et accordent peut de place à l’âme. La conversation est une activité à laquelle l’âme participe en raison de sa nature même. Par conséquent elle ne laisse qu’une place limitée à l’ego.
La conversation flotte entre les interlocuteurs, prend son temps pour s’ébranler, trouve son rythme avant de se terminer dans l’apaisement. Je suppose qu’il est possible de nouer une conversation rapide, mais elle sera forcément tronquée et ne pourra véritablement prétendre à l’authenticité. La vraie conversation progresse à son rythme, dans la direction qui lui convient. Vous remarquerez que lorsqu’une conversation bat son plein, les charnières entre les sujets mentionnés ne sont pas toujours logiques ou prévisibles.
Le plus important, en définitive, c’est peut-être d’apprécier la conversation, de comprendre à quel point elle est précieuse à l’âme et d’admettre que nous pourrions soulager certaines de nos souffrances physiques ou psychologiques en donnant à l’âme ce dont elle a besoin, y compris une nourriture aussi frugale que la conversation. Bien des éléments nutritifs de l’âme sont très ordinaires et, par conséquent, nous avons tendance à les négliger ou à les délaisser en faveur de questions apparemment plus importantes qui exigent une notre attention. Il semble peut-être plus important d’aller écouter une conférence que de demeurer tranquillement à deviser avec des amis. Et pourtant, c’est peut-être d’une conversation que l’âme a besoin à ce moment précis, plus que d’un afflux d’information ou de tout autre genre de stimulation.
… La solitude, l’excès d’occupations, le désir d’être aimé, l’hyperactivité suggèrent tous que l’âme a besoin d’intimité et souhaite s’enraciner. (…) Cela ne veut pas dire que nous devrions tous devenir pantouflards pour sauver notre âme, mais il est possible qu’en accordant plus d’attention à des activités triviales, agréables à l’âme, telles que la conversation à bâtons rompus, nous fassions plaisir à l’âme. La conversation est l’activité sexuelle de l’âme et, comme telle, est particulièrement bien placée pour engendrer l’intimité.
Thomas Moore
Les âmes soeurs, honorez les mystères de l'amour et de la relation
Le jour éditeur
...Je reviens justement d'une promenade solitaire sous une neige apaisante...et la première chose que je vois au retour est ce texte qui me fait signe! :) Et je découvre ces mots qui me rejoignent...Et j'aboutis à ce magnifique texte de Thomas Moore...
RépondreEffacer...Et je songe aux autres 'Thomas Moore' et à l'inspiration qui subsiste...et je vous dédie amicalement ce que je fredonne doucement 'The last rose of summer' :)
Le "mal à dire" doit toujours s'exprimer par des mots(c'est le seul remède pour ce que l'on appelle l'âme). Ainsi, par l'écoute puis l'échange des idées, l'on maintient sa vitalité et l'on garde la santé.
RépondreEffacerQui plus est, une promenade solitaire à l'écoute de la nature est toujours salutaire!
"la parole est d'argent et le silence est d'or..."
J’aime beaucoup l’interprétation de Nina Simone – un vieil enregistrement de 1964 : http://www.youtube.com/watch?v=8nXxYnT7mGY&feature=related
RépondreEffacerThe Last Rose Of Summer
'Tis the last rose of summer
Left blooming alone;
All her lovely companions
Are faded and gone;
No flower of her kindred,
No rosebud is nigh,
To reflect back her blushes,
To give sigh for sigh.
I'll not leave thee, thou lone one!
To pine on the stem;
Since the lovely are sleeping,
Go, sleep thou with them.
Thus kindly I scatter,
Thy leaves o'er the bed,
Where thy mates of the garden
Lie scentless and dead.
So soon may I follow,
When friendships decay,
From Love's shining circle
The gems drop away.
When true hearts lie withered
And fond ones are flown,
Oh! who would inhabit,
This bleak world alone?
Thomas Moore (1779-1852)