19 septembre 2012

Zénie en herbe

vraiment chouette ce site...

Prisonniers de la peur
Charlotte Joko Beck
 
Extrait de Soyez zen en donnant un sens à chaque acte à chaque instant

[Pratique : méditation, zazen]

Vous avez tous en tête le cliché familier du PDG surmené qui travaille jusqu’à dix heures du soir, qui passe son temps au téléphone et qui a à peine le temps d’avaler un misérable sandwich en guise de repas. Tant pis pour sa pauvre carcasse qui fait les frais de cette frénésie démente! Pendant ce temps-là, notre homme est persuadé de l’absolue nécessité d’une telle débauche d’activité : c’est ce qu’il faut faire pour s’offrir la belle vie. Mais il ne se rend pas compte que c’est le désir qui le mène par le bout du nez – comme c’est d’ailleurs le cas pour chacun de nous. Nos désirs ont une telle emprise sur nous que c’est à peine si nous nous rendons même compte que nous existons.

La plupart des gens qui n’ont pas de pratique spirituelle mènent des vies assez égoïstes. Ils sont entièrement pris par leurs désirs : l’envie d’être important, de posséder ceci ou cela, d’être riche et célèbre. C’est bien sûr vrai pour tout le monde, à des degrés différents, et nous ne sommes pas des exceptions. Cependant, à mesure que l’on pratique, on commence à se rendre compte que la vie ne fonctionne pas tout à fait comme la publicité veut bien nous le dire. Les pubs de la télévision voudraient nous faire croire qu’il suffit d’acheter le dernier fixateur à cheveux ou le produit de beauté tartempion, ou le système machin d’ouverture automatique des portes de garage pour être follement heureux. C’est un peu ça, non? Nous savons, pour la plupart, que ce n’est pas vrai. Nous ne sommes plus dupes de ces vaines promesses et, du fait que nous ne mordons plus à l’hameçon, nous commençons aussi à nous rendre compte qu’il y a quelque chose qui cloche sérieusement dans nos vies. La logique du désir égoïste qui nous domine ne nous rend pas heureux.

Une fois cette constatation faite, on passe à un deuxième stade : «Eh bien, puisque cela ne marche pas de vivre en égoïste, je vais essayer de ne plus l’être.» La plupart des religions – et certains groupes de zen n’échappent pas à cette logique – visent à nous guérir de notre égoïsme. Que se passe-t-il en réalité? Conscients de notre mesquinerie et de notre sècheresse de cœur, nous décidons de nous lancer à la poursuite d’un nouveau désir, plus glorieux : on se veut bon, gentil et patient. Et ce désir va main dans la main avec un sentiment de culpabilité : dès que l’on ne se sent pas à la hauteur de la nouvelle image de soi qu’on s’était créée, on culpabilise. C’est toujours la même chanson : on essaie d’être autre chose que ce que l’on est, et quand on n’arrive pas à incarner ses idéaux, on se sent coupable ou on sombre dans la dépression.

La pratique passe généralement par ces deux phases-là : d’abord, on se rend compte de ses défauts – on est égoïste, envieux, mesquin, violent, ambitieux, etc. Ensuite, par réaction, on adopte une nouvelle ambition : cesser d’être égoïste. «Comment est-ce que je peux encore avoir des pensées comme celles-là! Depuis le temps que je fais zazen, pourquoi suis-je encore si mesquin et pétri de désir? Je devrais être tellement mieux que ça maintenant!» Tout le monde tombe dans le panneau! L’ennui, c’est que les religions – et certains centres zen n’y échappent pas, hélas – cherchent souvent à faire de leurs fidèles des petits saints qui ne font ou qui ne pensent jamais rien de mal. Ce qui est une erreur, du point de vue de l’évolution spirituelle des personnes concernées qui ont facilement tendance à devenir arrogantes. Elles ont tendance à se croire supérieures aux autres, sous prétexte qu’elles connaissent La Vérité et que les autres l’ignorent et ont donc forcément tort. Il y a des gens qui m’ont dit un jour : «Notre sesshin commence à 3 heures du matin. Et la vôtre? À 4h15? Ah bon…» C’est une bonne illustration de l’arrogance qui caractérise ce deuxième stade (le sentiment de culpabilité en engendre pas mal!) Je ne condamne pas, je constate : on est arrogant parce qu’on ne se rend pas compte de la réalité des choses.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que tout désir est une expression de l’égo et de notre peur; et c’est encore plus vrai, s’agissant du désir de devenir tel ou tel.

«Si j’arrive à devenir parfait, à me réaliser spirituellement, à trouver l’éveil, l’illumination, je n’aurai plus peur.» Le voyez-vous, ce désir déguisé en quête spirituelle? On brûle d’envie de tourner le dos à ce que l’on est pour se jeter à la poursuite d’un idéal. Pas forcément l’éveil, d’ailleurs; il y en a qui voudraient simplement savoir éviter les scènes de ménage avec leur femme. Bien sûr qu’il vaut mieux ne pas se battre avec son épouse, mais la tension que va éprouver un mari qui se force à ne pas se mettre en colère risque au contraire d’aggraver encore la situation…

Quand on veut changer de peau en s’efforçant de ne plus être égoïste et envieux, c’est un peu comme si on décrochait les vilains chromos accrochés au mur de sa chambre pour les remplacer par de jolis tableaux. Cependant, si la pièce est une cellule de prison, on n’aura fait que changer de décor : les murs seront un peu moins sinistres mais on restera toujours prisonnier. Si vous substituez aux images de désir, de colère et d’ignorance qui formaient votre paysage, de belles reproductions de valeurs morales idéales, peut-être améliorerez-vous le décor, mais vous ne serez toujours pas libres.
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La prison, dans laquelle nous nous croyons enfermés et que nous nous donnons tellement de mal à redécorer sans cesse, n’en est en fait pas une. En réalité, la porte n’a jamais été bouclée car il n’y a même pas de verrou.

Cela ne suffit pas de le dire, évidemment; encore faut-il en faire une réalité vécue, pour chacun d’entre nous. Alors, comment peut-on concrétiser cette liberté qui est la nôtre? Nous avons vu que l’égoïsme et le désir de le dépasser étaient tous deux inspirés par la peur – jusqu’au désir d’atteindre la sagesse et la perfection qui vient aussi de cette même peur. Nous n’aurions pas besoin de courir après tous ces désirs si nous nous rendions compte qu’en réalité, nous sommes déjà libres. Ce qui nous renvoie une fois de plus à la même pratique : apprendre à ouvrir les yeux, à devenir plus lucides, sans tomber dans des impasses telles que de vouloir ne plus être égoïste. Car il ne s’agit pas de tomber de l’égoïsme inconscient dans un oubli de soi calculé, mais plutôt de se rendre compte de l’inutilité d’une telle volte-face. Si nous passons malgré tout par ce deuxième stade, essayons au moins d’en avoir conscience! Sachons que ce n’est qu’une phase transitoire qui débouche sur la suivante.

La troisième phase est celle de l’observation attentive qui, seule, ouvre les yeux sur la réalité des choses. On apprend à se faire le témoin de soi, pour sortir de la logique dualiste des deux premières phases. Au lieu de se dire : «Je ne dois pas être impatient», on observe son impatience. En prenant du recul pour regarder ce qui se passe en soi, on aperçoit la réalité de son impatience. Et c’est un processus qui n’a rien de commun avec la fabrication d’une image idéale de soi; en s’acharnant à s’imaginer sous les traits d’une personne patiente et bien gentille, on ne ferait que dissimuler sa colère et son impatience sous ce portrait idéalisé, et nos sentiments réels ne tarderaient pas à refaire surface, tôt ou tard. Ce que nous avons besoin de voir, c’est la réalité de ces instants pénibles où nous nous sentons impatients, jaloux, déprimés. Quand on prend l’habitude d’observer son esprit, on se rend compte que l’on est pris dans un tourbillon de pensées incessant : si seulement j’étais comme ci ou comme ça, si seulement ces gens-là étaient un peu plus comme ci ou comme ça! On revit le passé, on se projette dans l’avenir, on bâtit des châteaux en Espagne. On essaie de tout prévoir pour que les choses s’arrangent à notre avantage.

Quand on sait prendre du recul et se faire le témoin patient et persévérant de ce qui se passe en soi, on se rend compte que les deux attitudes que nous venons de décrire – suivre les pulsions de son égoïsme ou les fuir – sont aussi stériles l’une que l’autre. En comprenant cela, on passe, insensiblement et tout naturellement, à la troisième phase, c’est-à-dire à l’expérience directe de la réalité brute de chacune de nos pensées ou de nos émotions : vivre, sentir à fond l’instant d’impatience ou de jalousie. On échappe ainsi à la logique dualiste qui nous projetait vers un soi idéal en délaissant ce que l’on était déjà. On revient à la réalité de ce que l’on est. Et, quand on sait expérimenter à fond ses émotions, celles-ci se dissolvent d’elles-mêmes sous notre regard lucide, car elles ne sont rien de plus que le fruit de nos pensées.

Pratiquer veut dire regarder sa peur en face, au lieu de fuir et de tourner comme un lion en cage dans sa petite cellule qu’on essaie de bricoler pour la rendre un peu plus agréable à vivre.

En fait, nous passons pratiquement toute notre vie à fuir quelque chose : la souffrance ou notre mal-être fondamental. Même notre sentiment de culpabilité est encore une fuite. Quand on cesse de se détourner de la réalité, on fait face à ce qui se passe à chaque instant. On accepte d’être exactement ce que l’on est à ce moment-là – en colère, méchant, jaloux. Non que cela nous fasse plaisir, car nous aimons tellement mieux nous imaginer dans le rôle de quelqu’un de gentil et de sympathique – même si cela ne correspond pas souvent à la réalité!

L’égo commence à mourir le jour où l’on fait réellement l’expérience de ce que l’on est, et c’est de cette mort que jaillit une nouvelle vie.

En prenant du recul par rapport à ses idéaux pour les observer avec l’œil d’un témoin, on renoue avec sa nature essentielle, qui n’est autre que l’intelligence de la vie.

Quel est le rapport entre l’éveil spirituel et le processus que nous venons de décrire? Il est simple : l’observateur désengagé sort de l’irréel et, le voyant pour ce qu’il est, il se retrouve de plain-pied dans le réel. Cela ne durera peut-être qu’une seconde, au début, mais plus ça ira, et plus on arrivera à y rester. Le jour où vous serez capables de cultiver cette lucidité attentive pendant quatre-vingt-dix pour cent de votre temps, vous constaterez qu’il n’y a plus de distance, plus de différence entre la vie et vous. Vous serez votre vie, et donc vous saurez ce qu’elle est.

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