16 mai 2021

Seulement l’Alzheimer me ferait oublier

La sensibilité au bout des doigts, le caricaturiste Serge Chapleau a réalisé un portrait touchant de Serge Bouchard. (La Presse, 13 mai 2021)

 

Depuis l’annonce de son décès, je ne compte plus les heures passées à écouter/regarder des archives sur Serge Bouchard. D’abord pour le plaisir, et ensuite plonger dans l’illusion que le lien ne sera jamais rompu. La tête pleine, j’en rêvais la nuit. J’ai même rêvé que les atomes de sa radieuse Marie-Christine et les siens s’étaient retrouvés quelque part dans une quelconque galaxie. 

Photo : Pedro Ruiz / Archives Le Devoir. Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard en 2014. https://www.ledevoir.com/lire/582685/deces-elle-a-ecrit-l-amerique

Des témoignages de reconnaissance, d'admiration et d'affection, choisis par la journaliste Ariane Émond; ceux-ci reflètent les réactions généralement exprimées par le fidèle auditoire de l'anthropologue.

Des mots d’adieu pour Serge Bouchard

Un homme aimé et amoureux du monde

On était happés par sa voix grave et dansante à la fois. Quand il était heureux, au micro ou à vous raconter quelque chose, son timbre montait de quelques notes et ses yeux bleus étincelaient de malice.

    Serge Bouchard aura été un homme aimé et amoureux du monde. En ce sens, je crois qu’il a eu, malgré tout, une bien belle vie. Mais avions-nous besoin de perdre maintenant un homme si précieux pour bousculer nos idées toutes faites?

    «Tant d’auditrices voulaient l’épouser, m’avait dit un jour Marie-Christine, sa dernière compagne. Mais elles ne savent pas qu’il est “si high maintenance”. Il exige pas mal d’attention, disons.»

    Elle l’a aimé de toute son âme et de toute sa maitrise d’éditrice. Elle le rappelait à l’ordre devant ses excès de nourriture, de conférences échevelées à droite et à gauche, devant ses milliers de kilomètres au volant ; elle le tançait face aux problèmes de santé qu’il refusait de voir.

    Devant elle, Serge baissait les pattes et la voix, et reprenait son travail d’écriture, le plus important sans doute à ses yeux pour que sa pensée lui survive, quand elle martelait sans ménagement : «Ces pages-là ne sont pas à ta hauteur… Recommence.»

Un éveilleur de conscience

Le soir de sa mort, figée devant mon téléviseur et hébétée comme tant d’autres, je le regardais raconter son parcours de penseur solitaire et singulier dans ce beau documentaire qu’on lui a consacré (Le moineau sauvage). «Il faut être exigeant», ce sont les derniers mots du film, ce sont ses derniers mots par-delà sa mort. Et exigeant, il l’a été.

    J’ai eu cette chance de travailler avec lui à la radio de Radio-Canada, à une émission dont le titre le résumait mieux que tout : Pensée libre. Je les ai côtoyés, Marie-Christine et lui, quelques années, je n’étais pas une proche immédiate, mais nous nous reconnaissions comme faisant partie d’une même «gang» tentant de faire œuvre utile, de notre mieux…

    Serge Bouchard a été un éveilleur de conscience féroce par moments, un drôle de Merlin l’enchanteur aussi, décapant. Il aimait ouvrir nos horizons et mettre le doigt sur ce qui rapetisse nos sociétés, ignares de leurs fractures et de leurs barbaries.

    Ses livres relevaient une pensée humaniste fondatrice du respect que nous devons à celles et ceux venus avant nous, les ouvreurs de chemins, les fabuleux ordinaires, les batailleuses, les sans voix au savoir immense.

    Nous lui devons sans aucun doute une bonne part de ce tardif respect que nous commençons à manifester envers les Premières Nations.

~ Ariane Émond, journaliste indépendante / Le Devoir, 15 mai 2021

***

Le bip de mon iPhone

Serge Bouchard est mort. Un texto de mon fils me l’apprend ainsi. Le bip si familier m’avertissant que je le reçois ne me prépare en rien à ce que je vais lire dans quelques instants. Le choc est d’autant plus grand. Quatre mots, et voilà que je lance un cri étouffé comme si on me frappait au ventre.

    Je ne connaissais pas personnellement cet anthropologue chéri des Québécois. J’ai cependant l’impression contraire à force de le lire et de l’écouter toutes les semaines à son émission. J’ai pu saisir là combien il était intelligent, généreux et sage. En fait, il représente pour moi la figure idéale d’un père. Je l’aime.

    Une chose surprenante m’arrivait dernièrement. J’envoyais un message au couple qu’il formait, lui et son comparse, en rien laineux, quant à lui, pour animer C’est fou… Eh bien ce court texte, ils l’ont tant apprécié que l’homme à la voix divine l’a lu en guise de salutations en ondes. Quelle sensation pour moi, du vrai velours!

    Mes mots disaient, en autres, combien nous sommes chanceux de les avoir tous les deux pour nous faire réfléchir et évoluer, et je les en remerciais. J’écris cela et je pleure. Continuerez-vous la route seule, Jean-Philippe?

~ Michelle Corbeil

Au revoir l’ours

«C’est une nouvelle que tu ne voulais pas». C’est ce qu’a dit mon compagnon en regardant sa montre qui venait de vibrer. Il est venu pour me prendre dans ses bras, les yeux dans l’eau et j’ai su tout de suite que Serge Bouchard s’était éteint. «Non! Je savais qu’il allait mourir!» m’écriais-je, la voix brisée par les sanglots. Je n’ai vraisemblablement pas un pouvoir divin, c’est évident que Serge allait mourir. Il en parlait lui-même. Mais je redoutais sa mort chaque dimanche, à chaque entrevue. J’écoutais son grand respire de mammouth laineux, comme provenant d’un immense abdomen, une cave de sagesse remplie d’histoires et de lettres, pendant que son interlocuteur parlait. Parfois je me demandais s’il allait recommencer à inspirer et je me disais : je dois lui dire, je dois lui dire que je l’aime avant que son respire ne s’arrête. Je dois lui serrer la main, le remercier. Lui dire combien il apporte d’oxygène à mes poumons, à moi qui, parfois, respire en superficie devant ce monde qui vole et qui cache sa beauté. Je l’appelle Serge et je parle de sa mort, certainement pas par manque de respect, mais parce que j’ai le sentiment profond de le connaître assez bien pour savoir qu’il comprend la valeur de l’honnêteté, de l’authenticité et du courage. Il est de ces êtres rares qui incarnent la sagesse et l’intellectualisme sans aucune trace de complaisance ou de prétention. Sans masque, sans niaisage, il repérait les esprits alambiqués et les formules creuses d’instinct et s’en amusait de sa voix grave et douce, sans mépris. Juste comme un magicien retire le foulard qui cachait ce que l’on cherchait.

    Serge mettait des mots sur mes doutes et apaisait ma solitude. Les kilomètres parcourus, ses pertes et ses savoirs au coin des yeux, il nous rappelait qui nous sommes, d’où nous venons et nous présentait l’Autre comme un ami qu’on a oublié. Il y a quelque chose comme un sens de la vérité qui me restait quand je l’écoutais. Une vérité brute, sans détours ni contournement, qui refuse qu’on oublie et que quiconque ne soit abandonné. Solide, solidaire et doux comme un ours.

    Je n’ai jamais rencontré Serge Bouchard, mais son existence me faisait du bien. Sans le savoir ou y prêter attention, il s’occupait un peu de moi. Il m’invitait à contempler le plus simple des arbres avec un oeil différent, à le voir comme un des miens. En le lisant, on réalise combien la beauté, la poésie et l’absolu sont déjà autour de nous. Pas besoin de chercher bien loin, il suffit de regarder.

    Je ne croyais pas qu’on pouvait pleurer autant quelqu’un qu’on a jamais croisé. Nous savions qu’il était humain, il serait le premier à nous dire qu’il est vieux et que les vieux meurent. Mais j’ai le coeur brisé. Quelque chose m’interdit d’admettre qu’un esprit et un coeur aussi grands puissent s’éteindre comme ça, sans faire de bruit, un soir de mai. Je n’ose imaginer le vide qu’il doit laisser à ceux et celles qui étaient les plus proches de lui. Pour ma part, je l’imaginerai comme cet ours qui retourne dans sa cave, l’oiseau-mouche sur son museau, pour hiberner éternellement dans cette forêt infinie. Le plus grand des mystères est celui de l’inspiration, écrivait-il. Se doutait-il au moment d’écrire ces lignes, combien il faisait aussi partie de la réponse?

~ Lili Brunet St-Pierre

Ours au coeur tendre

Serge Bouchard, philosophe de la petite vie, la petite semaine, n’a fait que suivre les traces des grands de l’Histoire, Montaigne & Cie. Tout cela à sa seule manière avec une pincée de dérision dans un grand bol de café. Il s’attardait souvent sur notre finitude, ce qui s’appelle la mort que l’on souhaite lointaine et inattendue, mais qui est toujours près.

    Durera-t-il longtemps dans nos mémoires et les livres de petites histoires? Il le souhaitait sûrement, mais ne se faisait pas d’illusion. Il disait souvent : vous savez, nous sommes éphémères de notre vivant et éternels dans notre absence de ce monde, vite oubliés.

    Cela explique probablement qu’il s’intéressait tant aux oubliés, aux laissés-pour-compte, aux déclassés : Premières Nations, femmes remarquables oubliées…

    Il se disait un écrivain brouillon et que son écriture impulsive était comme un taillis mal entretenu qu’il arrivait après beaucoup de travail et quelques heureuses métaphores à rendre fréquentable. Il n’a jamais caché le grand talent d’écriture et la complicité inestimable de sa femme Marie-Christine Lévesque dans l’accouchement de plusieurs de ses livres.

    Sa plume et sa voix d’ours tendre vont nous manquer.

~ Jean-Claude Côté, Québec

https://www.ledevoir.com/opinion/idees/601583/serge-bouchard-1947-2021-un-homme-aime-et-amoureux-du-monde

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Écoutez «Une lettre à Dieu» lue par son auteur :

Hommage à l’animateur, anthropologue et écrivain Serge Bouchard

https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/samedi-et-rien-d-autre/episodes/532898/rattrapage-du-samedi-15-mai-2021

Une lettre à Dieu

Si je devais écrire une lettre au Destin, elle serait rédigée sur le ton de la colère, dans le style de l’indignation totale. Mais qui es-tu, Destin, pour ainsi frapper à l’aveugle, pour balancer nos vies à terre, pour constamment jouer à la roulette russe avec le sort de tout un chacun? Si je devais écrire une lettre importante à Dieu, je lui écrirais sur le ton de mon immense colère, dans le style de tous les reproches. Quel est ce silence, ce silence de Dieu en face des enfants qui meurent, en face de la souffrance universelle? Nous savions que le vivant était difficile, mais pourquoi fallait-il qu’en plus il soit aussi fragile?

    En réalité, la nature comme la vie est d’une grande beauté. Il suffit de regarder ses formes et ses couleurs, ses perfections et son étonnante complexité pour réaliser à quel point tout cela tient du miracle. Mais il suffit aussi d’une seconde pour réaliser combien tout cela ne tient qu’à un fil. On dira de la vie qu’elle est trop belle pour être vraie. Regardez ce lièvre, il est blanc, mignon et magnifique, tout à fait chez lui dans cette neige, sous les sapinages, il fait bondir sa propre beauté dans la beauté encore plus grande forêt sauvage. Il respire, il joue dans la poudreuse, la lumière du soleil se faufile entre les branches, tout se tient dans ce sous-bois, tout a un sens dans la vie ordinaire d’un lièvre parmi tant d’autres. Mais soudain, une martre blanche surgit de nulle part, elle saute au cou du lièvre, le mord jusqu’à ses veines. La martre tient sa proie, elle ne le lâchera plus. Il y aura du sang rouge sur la neige, une longue agonie, des cris de douleur, du désespoir dans les yeux de l’animal, c’en est fait de la beauté du monde, du jeu et de la joie, voici le côté tragique de la vie, une surprise absurde, comme si le bonheur n’avait été qu’un piège.

    D’un seul coup, le temps d’un bref instant, tout s’assombrit. La beauté fait place à son contraire, il y a un bris dans la mécanique du monde. Le soleil devient brûlant, aveuglant et cruel, tout ce qui était bien tourne mal, tout ce qui était joie vire à la tristesse. En ce non-sens, le vivant est l’archétype du cadeau de Grec : recevoir le don de vie revient à chuter dans le drame de la finitude. Celui qui naît aujourd’hui sera demain celui qui meurt. Que ce soit par accident, de maladie ou simplement de vieillesse, le vivant s’érode, s’étiole et s’évanouit. La grande éléphante, qui sait tout de tout, les bons chemins, les points d’eau, les dangers, les endroits où bien se nourrir, finira par ne plus se souvenir, par ne plus être capable de simplement marcher. Et ce chef-d’œuvre de la nature qu’est la matriarche rejoindra le cimetière des éléphants, dans la vallée ordinaire des choses du passé. Le sort du vivant est-il toujours aussi cruel? Pourquoi, mon Dieu, garder silence devant tant de malheurs? Ne devrions-nous pas hurler notre colère à ton égard, plutôt que bêtement prier pour que tu daignes te pencher sur les souffrances du monde? Et nous irons jusqu’à pousser ce cri : n’es-tu pas tannée de mourir, la vie?

    Pour déjouer les méchancetés du Destin, nous n’avons que l’amour, ce fameux amour qui est une arme à deux tranchants. J’aime penser que l’amour humain peut tout, que notre amour peut beaucoup plus que le supposé amour divin, qui, lui, ne se manifeste jamais. Inconsolables, nous n’avons que nous-mêmes pour rebondir, nous avons l’encyclopédie de nos amours et le poème de nos dignités, nos histoires et l’esprit de nos traces, nous n’avons que l’amour pour entretenir le feu de l’espérance, pour créer de la confiance et de la paix, car il est impossible qu’une pareille beauté ne transcende pas la bêtise de la vie. Ma lettre à Dieu serait une mise en demeure. Ordre de comparaître au tribunal des absurdités, avec des milliers de preuves à l’appui. La souffrance est un scandale, et toi, mon Dieu, tu devrais être condamné pour non-assistance à personne en danger.

Serge Bouchard (Un café avec Marie, Boréal, p. 69/71

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Les chemins de travers d’un mammouth nostalgique

Josée Blanchette / Le devoir, 3 février 2012

[...]

On est huit millions

Quant à notre société québécoise, Serge Bouchard estime que nous n'en sommes plus une, voués à perdre notre langue, notre culture. Comme les autochtones. Venant de lui, le constat est cinglant : «Nous sommes huit millions de consommateurs qui protègent un lifestyle! Tout le monde veut son beigne de Tim Hortons et son spa maison. Ça prend un million de dollars pour prendre sa retraite pendant 30 ans [...].»

    Dans notre désir constant de carburer au plaisir, Bouchard perçoit une paresse intellectuelle et un penchant pour la facilité qui collent mal à la réalité, au désastre écologique, à l'épuisement des ressources, au vieillissement massif de la population, aux «politiques» à la remorque d'une économie financière internationale sans visage : «On a dévalorisé le travail, l'engagement, l'amour, la loyauté. La vie, c'est l'fun! Si t'as pas de fun, t'es un raté, un looser. Pas étonnant que les jeux soient la fonction la plus utilisée de la technologie. Internet est une si belle invention... Dommage d'avoir mis ça entre les mains des humains.»

    «Nous avions peur de devenir des numéros, nous sommes devenus numériques. Je suis un grand-père du temps des mammouths laineux, je suis d'une race lourde et lente, éteinte depuis longtemps. Et c'est miracle que je puisse encore parler la même langue que vous, apercevoir vos beaux yeux écarquillés et vos minois surpris, votre étonnement devant pareilles révélations.

    Cela a existé, un temps passé où rien ne se passait. Nous avons cheminé quand même à travers nos propres miroirs. Dans notre monde où l'imagerie était faible, l'imaginaire était puissant.»

– Extrait de C'était au temps des mammouths laineux, Boréal

Article intégral :

https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/341678/les-chemins-de-travers-d-un-mammouth-nostalgique 

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