22 février 2020

Qui est à côté de la track?

L’opposition au gazoduc Coastal GasLink par la communauté autochtone Wetʼsuwetʼen est à mon avis légitime. Mais, les chefs héréditaires ont-ils le droit de protéger ce territoire non cédé contre l’invasion industrielle? Une grande question dont la réponse fédérale et provinciale est : l’impératif économique prime toujours sur le bon sens et l’environnement.

Caricature : André-Philippe Côté / Le Soleil, 20 juin 2019

À lire :
Les blocus, ça marche  
Patrick Lagacé / La presse, 21 février 2020

Pas mêlant, je comprends tout le monde. Je comprends tout le monde dans cette affaire de blocus ferroviaires. Enfin, presque tout le monde.
   D’abord, je comprends les autochtones. Je les comprends de voir l’injustice partout. On ne compte plus les commissions d’enquête qui ont recensé la dépossession des peuples autochtones, dépossession culturelle, géographique, économique, autonomiste.
   Je comprends aussi les ministres qui s’inquiètent, les chefs d’entreprise qui tapent du pied, les employés en ta**** parce qu’ils ont reçu un avis de mise à pied.
  

Pour ma part, je suis convaincue de la bonne foi des manifestants qui supportent cette communauté. Néanmoins, les blocages ferroviaires à la Extinction Rebellion sont contre productifs. Premièrement, ils suscitent la colère des citoyens pénalisés, et deuxièmement, de par un effet pervers, ils servent l’industrie pétrolière et gazière.

On peut donc douter de l’efficacité de ces actions et se demander à qui elles profitent en réalité.

Pour mieux comprendre le fonctionnement du mouvement Extinction Rebellion, je vous suggère une critique en trois parties rédigée par Kim Hill, une activiste néozélandaise.

Je cite :

Le mouvement Extinction Rebellion (XR) s’est déployé à travers le monde, des millions de personnes défilant dans les rues afin de demander aux gouvernements qu’ils s’occupent du réchauffement climatique et, plus généralement, de la crise écologique.

Cependant, la nature de ce qu’il demande n’est pas claire, et mérite un examen approfondi. Notamment en raison de cette longue histoire de puissants intérêts gouvernementaux ou industriels apportant leur soutien à des mouvements sociaux dans l’unique but de réorienter ou d’orienter leur action afin qu’elle rejoigne leurs propres objectifs. Extinction Rebellion ne fait pas exception.

Avec la vie sur Terre en jeu, chaque décision déterminant le fonctionnement de nos sociétés doit être scrupuleusement étudiée. Les actions ont des conséquences, et au point où nous en sommes, le moindre faux pas peut être catastrophique. Le sentiment selon lequel ces problèmes ont été suffisamment discutés et qu’il est maintenant temps de passer à l’action directe est compréhensible. Cependant, sans objectifs clairs et sans un plan pour les atteindre, nos actions risquent plutôt de faire empirer la situation.
   L’extinction des espèces et le changement climatique font partie des nombreuses conséquences désastreuses que génère la société industrielle. Vouloir agir pour mettre fin à la destruction du monde naturel est admirable. Cependant, se rebeller contre les effets sans confronter directement les systèmes économiques et politiques qui les produisent revient à traiter les symptômes plutôt que la maladie. Cela ne fonctionnera pas. S’attaquer à un seul aspect du système, sans prendre en compte les interconnexions industrielles et les structures de gouvernance ne peut qu’aboutir à un empirement de la situation.

La neutralité carbone, ça n’existe pas. Il n’existe aucun moyen de «dé-brûler» des énergies fossiles. Cette demande, ce concept, ne vise pas à mettre un terme à l’extraction et à la combustion de carburants fossiles, mais à permettre à l’industrie du pétrole et du gaz de continuer, au motif que quelque technologie non existante rendrait tout cela acceptable. XR (Extinction Rebellion) ne spécifie pas comment ils prévoient d’atteindre cet objectif.

L’objectif de neutralité carbone est soutenu par plus de 100 entreprises et lobbies dans une lettre au gouvernement du Royaume-Uni, stipulant : «Nous voyons la menace que le changement climatique constitue pour nos affaires et nos investissements, ainsi que les opportunités économiques significatives que présente un investissement précoce dans le développement de nouveaux services et marchandises faibles en carbone». Parmi ces entreprises, on retrouve Shell, Nestlé et Unilever. Shell qui a causé des milliers de fuites de pétrole et de déversements toxiques au Nigéria et à travers le monde, a exécuté des manifestants, détient 60 % du projet de pétrole de sable d’Athabasca en Alberta, et a l’intention de continuer à extraire du pétrole pendant très longtemps. Nestlé qui profite de la contamination de l’eau en vendant des bouteilles d’eau, tout en épuisant les aquifères mondiaux. Unilever qui est responsable d’avoir rasé des forêts tropicales pour de l’huile de palme et du papier, déversé des tonnes de mercure en Inde, et engrangé des milliards en promouvant de la malbouffe emballée dans du plastique ainsi que des produits de consommation inutiles aux populations les plus pauvres du monde. Toutes ces entreprises défendent le libre marché et la privatisation des biens publics, exploitent les travailleurs et ignorent les lois environnementales dans les pays pauvres [et parfois aussi dans les pays riches, NdT]. 
   Leur lettre est claire, ces industriels cherchent simplement à profiter de cette crise, non pas à mettre un terme aux destructions et aux dégradations dont ils sont responsables.
   L'industrie du nucléaire considère également la campagne pour la neutralité carbone comme une source de réjouissance. Même la fracturation est considérée comme compatible avec cet objectif.

La FAQ d’Extinction Rebellion stipule : «Au final, nous faisons cela car il s’agit de la chose juste à faire, quels que soient les résultats. Ce qui signifie que même si nous espérons pouvoir sauver quelque chose de la vie sur Terre, nous essayons d’agir en fonction de ce qui est juste (éthique de la vertu) plutôt que ce qui pourrait fonctionner (éthique utilitariste)
   Il n’y a donc pas d’objectif, et ils ne se demandent pas si leurs actions ont une chance d’être efficaces. En bref, il s’agit d’une manière d’exprimer ses préoccupations, sans changer quoi que ce soit. Comparez la citation ci-dessus avec celle-ci, que l’on doit à Stratfor, une entreprise de consultance qui conseille gouvernements et entreprises sur la meilleure façon de réprimer les mouvements sociaux :
   «La plupart des autorités toléreront un certain niveau d’activisme, en considérant qu’il s’agit d’un moyen de faire retomber la pression. Elles permettent ainsi aux protestataires de trouver un peu d’apaisement, en les laissant croire qu’ils font une différence – aussi longtemps que les protestataires ne représentent pas une menace. Mais à mesure que les mouvements de contestation prendront de l’ampleur, les autorités agiront plus agressivement pour neutraliser les organisateurs.»
   Les dirigeants d’Extinction Rebellion ont étudié les mouvements sociaux, et doivent donc être bien au courant de cette stratégie. C’est comme si leur Rébellion avait intentionnellement été créée pour être inefficace.
   La décision d’organiser les plus grandes manifestations possibles, dans l’intention, supposément, de perturber le quotidien des affaires ... a démontré leur capacité à créer du spectacle plutôt qu’à s’engager dans des actions ciblées et décisives.

Selon un article publié par Klaus Schwab, le fondateur et président du Forum économique mondial de Davos, sur le site internet du Forum : «Le Forum économique mondial fournit une plate-forme pour aider les 1000 principales entreprises du monde à façonner un meilleur futur». Je ne veux vraiment pas imaginer quel genre de futur un millier d’entreprises multinationales pourraient concevoir si elles s’y mettaient ensemble. Mais je n’ai même pas à le faire, puisqu’ils l’ont décrit en détail. Cela s’appelle la 4e Révolution industrielle.

...Dans ce monde d’écrans, de propagande techno-fantaisiste, où les seules pensées disponibles sur le marché sont des illusions d’entreprises produites en masse, on nous présente un enfant dont le message est : «Je veux que vous paniquiez», et nous nous exécutons.
   Même si le discours de Greta était adressé aux délégués industriels présents au Forum économique mondial de Davos, et même si son intention était d’en appeler à mettre un terme à l’avarice entrepreneuriale et à la croissance économique (ce qu’elle fit en Pologne, quelques semaines auparavant, avant que ses «conseillers» ne se mettent à plus sérieusement cadrer ses discours), la vidéo de son discours a été promue par le Forum économique afin de promouvoir un sentiment de peur et d’urgence, qui leur sert à promouvoir leurs plans basés sur le marché, l’industrie et la technologie en guise de solution aux problèmes environnementaux. Encore une fois, la résistance est cooptée et transformée en profits.

Partie 1 : Zéro émission nette
Partie II : Solutions et tactiques promues
Partie III : La 4e Révolution industrielle

Illustration : Mario Sanchez Nevado, Betrayal (trahison). Via Wrong Kind of Green.

Pessimiste, mais lucide :

Le mythe de la croissance verte
La démocratie peut-elle survivre sans le carbone? Nous ne le saurons pas.

Simon Kuper
FT Magazine / Opinion / Octobre 2019

Voici l'histoire sur le climat que nous, libéraux, aimons nous raconter : une fois que nous nous serons débarrassés des politiciens dinosaures comme Trump, nous nous attaquerons au lobby des combustibles fossiles et aux entreprises cupides, et nous voterons pour «green new deal».
   Il financera des industries propres et à croissance rapide : panneaux solaire, éoliennes, véhicules électriques, vêtements durables. Tout le monde y gagnera : nous pourrons rendre nos sociétés plus vertes et continuer à consommer. Cette histoire s'appelle «croissance verte».
   Malheureusement, la croissance verte n'existe probablement pas – du moins pas pour les deux prochaines décennies, au cours desquelles nous devrons réduire la plupart de nos émissions de carbone pour que la planète reste habitable. Notre génération doit choisir : être verte ou avoir de la croissance, car nous ne pouvons pas avoir les deux à la fois.
   Commençons par l'essentiel. Nous devons réduire de près de la moitié les émissions mondiales actuelles de carbone d'ici 2030 pour avoir une chance de limiter la hausse des températures de la planète à 1,5°C, déclare le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat.
   De nombreux climatologues estiment que les estimations rétrospectives et consensuelles du GIEC sont trop optimistes, mais acceptons ce chiffre pour l’instant. Il faudrait un revirement de situation. Les émissions mondiales continuent d'augmenter, elles ont atteint un record l'année dernière. Parallèlement, la population mondiale augmente.
   Nous devons donc réduire les émissions tout en nourrissant et en ravitaillant davantage de personnes. Mais ces personnes s'enrichissent également : le revenu mondial par habitant augmente généralement d'environ 2 % par an.
   Et lorsque les gens ont de l'argent, ils le convertissent en émissions. C'est ça, la richesse.
   Pour parvenir à une croissance verte, il faudrait que nous émettions radicalement moins de carbone par unité de produit intérieur brut. La quantité de carbone nécessaire pour produire un dollar de PIB a récemment diminué d'environ 0,4 % par an.
   Mais pour maintenir la hausse des températures à des niveaux sécuritaires, l'intensité en carbone de l'économie mondiale doit diminuer au moins dix fois plus vite, estime le groupe de réflexion REN21 (Renewable Energy Policy Network for the 21st Century).
   Les verts diront : «Ne vous inquiétez pas, les énergies renouvelables sont en train de décoller». Et il est vrai que les énergies renouvelables modernes représentent aujourd'hui plus de 10 % de la consommation totale d'énergie, selon le REN21. D'ici 2050, ce chiffre pourrait atteindre environ 30 %.
   Mais le GIEC estime que nous devrons doubler ce pourcentage d'ici là. Et les investissements mondiaux dans les projets d'énergie propre sont tombés à leur plus bas niveau en six ans au cours du premier semestre 2019, selon Bloomberg New Energy Finance.
   Les verts sont les premiers à souligner la transformation des économies européennes au cours des dernières décennies : augmentation du PIB, baisse des émissions. Mais c'est surtout parce que les pays ont délocalisé leurs émissions : une grande partie de leurs produits sont désormais fabriqués en Asie.
   De plus, l'aviation et le transport maritime ne sont pas pris en compte dans les budgets carbone nationaux. Si l'on tient compte des émissions liées aux biens importés, les émissions de carbone de l'UE sont supérieures d'environ 19 % aux chiffres officiels de l'Union, estime le Global Carbon Project, un réseau de scientifiques. Pour de nombreuses grandes villes, l'écart est d'environ 60 %.
   La triste vérité est que le passage d'une croissance sale à une croissance verte prendra beaucoup plus de temps que nous n'en avons. L'infrastructure que nous utiliserons au cours des prochaines décennies cruciales a déjà été en grande partie construite, et elle n'est pas verte. La plupart des avions et des porte-conteneurs actuels seront encore utilisés d'ici 2040. Il n'y a pas encore d'alternatives vertes, ni assez de hamburgers végétaliens ou de vêtements durables.
   En 2040 aussi, la plupart des gens vivront dans les mêmes rues qu'aujourd'hui, et continueront à conduire des voitures. Les véhicules électriques ne nous sauveront pas : leurs émissions sur toute leur durée de vie sont inacceptables. (Extraire du lithium, fabriquer des batteries, produire/expédier des véhicules et utiliser beaucoup d'électricité n'est pas propre).
   Ou encore, imaginez le plus grand projet de nouvelles infrastructures au monde : la nouvelle route de la soie (ou la Ceinture et la Route) chinoise est un réseau d'autoroutes, de ports, de cimenteries, de centrales électriques (dont beaucoup sont alimentées au charbon) et, oui, de nombreux rails verdâtres, construits pour faire circuler les biens de consommation à travers le monde à bon rythme. C'est de la croissance, mais ce n'est pas vert.
   C'est vrai que nous devenons plus économes en carburant. Les navires, les voitures et les avions ont tous réduit leur consommation d'énergie par kilomètre.
   Mais, comme l'a souligné William Jevons en 1865, lorsque les carburants deviennent moins chers et plus efficaces, nous en utilisons davantage. Notez la hausse des ventes de voitures dans le monde, l'augmentation de la vitesse des navires et le nombre croissant de vols chaque année. Environ quatre personnes sur cinq sur terre n'ont jamais pris l'avion. Beaucoup d'entre elles ne peuvent pas attendre.
   Si la croissance verte n'existe pas, la seule façon d'empêcher une catastrophe climatique est la «décroissance» maintenant, pas en 2050 : réduire le trafic aérien, éliminer la viande et ne pas acheter de vêtements jusqu'à ce que nous ayons des alternatives vertes, interdire les voitures privées et cesser l’étalement urbain tentaculaire. Une longue dépression économique pourrait suffire à maintenir la planète habitable. Il faudrait aussi détourner l'argent de la consommation pour construire des infrastructures vertes. C'est essentiellement l'argument de Greta Thunberg.
   Mais cela nous plongerait dans un monde nouveau. La croissance économique, la démocratie et le CO2 ont toujours été entremêlés. La croissance et la démocratie existaient à peine avant que le charbon ne propulse la révolution industrielle. La démocratie peut-elle survivre sans le carbone?
   Nous ne le saurons pas. Aucun électorat ne votera pour détruire son propre mode de vie. Nous ne pouvons pas blâmer les mauvais politiciens ni les mauvaises entreprises. C'est de nous dont il s’agit : nous choisirons toujours la croissance plutôt que le climat.

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