9 décembre 2019

Lettres à la terre

Parfois on a l’impression qu’une force obscure pousse l’humanité à s’autodétruire, propulsée par une forme de désespoir...

Tableau : Fabrice TKY Burdese

«L’obligation de subir nous donne le droit de savoir. Le fait incontournable que le déclin de la faune soit lié à la destinée des êtres humains est rapporté de plus en plus souvent partout dans le pays. La faune, fait-on remarquer, régresse parce que sa maison est détruite. Mais la maison de la faune est aussi notre maison. (30 mars 1938)
   Personnellement, je suis convaincue qu’il n’y a jamais eu un plus grand besoin qu’aujourd’hui pour des reporters et des interprètes du monde naturel. Le genre humain est allé très loin dans l’établissement d’un monde artificiel de sa propre création. Il a cherché à s’isoler, dans des villes d’acier et de béton, des réalités de la terre, des eaux et de la semence qui germe. Intoxiqué par l’impression de sa propre puissance, il semble aller de plus en plus loin dans de nouvelles expérimentations qui le détruisent ainsi que son monde. Il n’y a certainement pas qu’un seul remède face à cette situation et je ne prétends pas offrir de panacée. Mais il me semble raisonnable de croire – et en fait, je crois – que plus nous serons en mesure de centrer notre attention sur les merveilles et les réalités de l’univers qui nous entourent, moins nous aurons le goût de détruire ce monde et notre espèce. L’émerveillement et l’humilité sont des émotions très nourrissantes et elles ne peuvent coexister avec le désir de détruire.» (7 avril 1952)

~ Rachel Carson


Dans son livre Silent Spring (1962), Rachel Carson prédisait que l'empoisonnement graduel et irréversible des écosystèmes rendrait la terre impropre à toute vie. Ce cauchemar dystopique s’est avéré. Le cri d’alarme lancé par la célèbre océanographe américaine, partiellement entendu, n’a fait bouger personne. Près de soixante ans plus tard, les printemps sont de moins en moins chantés. Certaines forces destructrices dites naturelles – et d’autres découlant de l’intervention humaine qu’on peut dire malveillante  – accélèrent le processus de culbute. L’actualité nous en fournit des exemples quotidiennement.
   En 2992, un entomologiste pro-DDT avait accusé Carson d’être plus concernée par le sort des animaux que celui des humains, et d’avoir tué plus de gens que la deuxième guerre mondiale en faisant bannir le DDT. Ignorait-il que nous faisons partie d’une chaine alimentaire où nous nous mangeons tous les uns les autres, et que les résidus de pesticides/insecticides/pétrole s’additionnent d’un organisme à un autre, et que l’humain ramasse le paquet en bout de ligne?
   La science est une arme à deux tranchants, et les hommes de science sans conscience sont légion.

Perdre les oiseaux, trouver les mots : 
lettre d’excuse à la Terre mère

Nous n'avons pas réussi à relever le défi. Nous avons trahi nos origines et notre humanité même. Depuis la mort de Rachel Carson, 3 milliards d'oiseaux ont disparu en Amérique du Nord. Ils ont tout simplement disparu. Tandis que plusieurs espèces disparaissent de la surface de la Terre, leurs noms sortent du dictionnaire, de notre conscience, de l'imagination des enfants. Si «trouver les mots est une autre étape pour apprendre à voir», alors perdre les mots, c'est cesser de voir – un aveuglement volontaire à notre propre responsabilité, qui nous pousse les yeux bandés sur le chemin abrupt et tortueux de la délivrance.
   La dramaturge, militante et fondatrice du V-Day*, Eve Ensler – une artiste proche du super-héros culturel – rédemptrice de l'indicible, voix du non-dit, instrument non seulement du changement social mais de cette «révélation dans le cœur» (pour emprunter la belle phrase de Leonard Cohen) où tout changement commence – enlève son bandeau dans une lettre d'excuse à notre Terre mère, écrite comme une sorte d'addendum à son magnifique livre The Apology.

~ Maria Popova, Brain Pickings  

* V-Day, est un mouvement activiste mondial visant à mettre un terme à la violence à l'égard des femmes et des filles.


En résumé, dans sa lettre, Eve Ensler nous dit que tout a commencé avec un article sur la disparition de 2,9 milliards d’oiseaux en Amérique du Nord. Des moineaux, des corbeaux et des hirondelles n’ont pas réussi à naître, à voler, à chanter et à picorer la terre noire humide de leurs becs. Elle se remémore une chute à vélo qu’elle n’avait pu éviter. En réalisant qu’elle était tombée, elle prenait soudainement conscience que tout était en train de tomber – les corbeaux, les conifères, les calottes glacières et les espérances. Qu’elle préférerait mourir enterrée profondément sous terre plutôt que de vivre sans voir les oiseaux, les abeilles, les mouches étincelantes qui illuminent les nuits d’été et les fleurs; plutôt que de voir tout disparaître, blanchir, brûler, sécher, étouffer.
   Elle s’excuse d’être responsable du fait que les oiseaux disparaissent, que les saumons ne frayent plus, que les papillons ne rentrent plus chez eux, que l’océan bouillonne au méthane, que des millions de personnes fuient leurs terres desséchées, que les forêts brûlent et que les îles sont englouties sous l'eau. Elle regrette son arrogance, son mépris envers la terre.
   «Je suis faite de terre et de gravier, d'étoiles et de rivières, de peau, d'os, de feuilles, de moustaches et de griffes. Je suis une partie de toi, de tout cela, rien de plus ou de moins. Je suis mycélium, pistil, étamines et pétales. Je suis la branche et la ruche, le tronc et la pierre. ... Mère, je suis là maintenant. Je suis à toi.», conclut-elle.  

Photo: Cornell Lab of Ornithology, Vanishing birds – 1 in 4 Birds GONE since 1970  

Dear Mother,

It began with the article about the birds, the 2.9 billion missing North America birds, the 2.9 billion birds that disappeared and no one noticed. The sparrows, black birds, and swallows who didn’t make it, who weren’t ever born, who stopped flying or singing or making their most ingenious nests, who didn’t perch or peck their gentle beaks into moist black earth. It began with the birds. Hadn’t we even commented in June, James and I that they were hardly here? A kind of eerie quiet had descended. But later they came back. The swarms of barn swallows and the huge ravens landing on the gravel one by one. I know it was after hearing about the birds, that afternoon I crashed my bike. Suddenly falling, falling, unable to prevent the catastrophe ahead, unable to find the brakes or make them work, unable to stop the falling. I fell and spun and realized I had already been falling, that we have been falling, all of us, and crows and conifers and ice caps and expectations – falling and falling and I wanted to keep falling. I didn’t want to be here to witness everything falling, missing, bleaching, burning, drying, disappearing, choking, never blooming. I didn’t want to live without the birds or bees and sparkling flies that light the summer nights. I didn’t want to live with hunger that turned us feral or desperation that gave us claws. I wanted to fall and fall into the deepest, darkest ground and be finally still and buried there. 
   But Mother, you had other plans. The bike landed in grass and dirt and bang, I was ten-years-old, fallen in the road, my knees scraped and bloody. And I realized that even then nature was something foreign and cruel, something that could and would hurt me because everything I had ever known or loved that was grand and powerful and beautiful became foreign and cruel and eventually hurt me. Even then I had already been exiled, or so I felt, forever cast out of the forest. I belonged with the broken, the contaminated, the dead.
   Maybe it was the sharp pain in my knee and elbow, or the dirt embedded in my new jacket, maybe it was the shock or the realization that death was preferable to the thick tar of grief coagulated in my chest, or maybe it was just the lonely rattling of the spokes of the bicycle wheel still spinning without me. Whatever it was. It broke. It broke. I heard the howling.
   Mother, I am the reason the birds are missing. I am the cause of salmon who cannot spawn and the butterflies unable to take their journey home. I am the coral reef bleached death white and the sea boiling with methane. I am the millions running from lands that have dried, forests that are burning or islands drowned in water.
   I didn’t see you, Mother. You were nothing to me. My trauma-made arrogance and ambition drove me to that cracking pulsing city. Chasing a dream, chasing the prize, the achievement that would finally prove I wasn’t bad or stupid or nothing or wrong. Oh my Mother, what contempt I had for you. What did you have to offer that would give me status in the market place of ideas and achieving? What could your bare trees offer but the staggering aloneness of winter or greenness I could not receive or bear. I reduced you to weather, an inconvenience, something that got in my way, dirty slush that ruined my overpriced city boots with salt. I refused your invitation, scorned your generosity, held suspicion for your love. I ignored all the ways we used and abused you. I pretended to believe the stories of the fathers who said you had to be tamed and controlled — that you were out to get us.
   I press my bruised body down on your grassy belly, breathing me in and out. I have missed you, Mother. I have been away so long. I am sorry. I am so sorry.
   I am made of dirt and grit and stars and river, skin, bone, leaf, whiskers and claws. I am a part of you, of this, nothing more or less. I am mycelium, petal pistil and stamen. I am branch and hive and trunk and stone. I am what has been here and what is coming. I am energy and I am dust. I am wave and I am wonder. I am an impulse and an order. I am perfumed peonies and the single parasol tree in the African savannah. I am lavender, dandelion, daisy, dahlia, cosmos, chrysanthemum, pansy, bleeding heart and rose. I am all that has been named and unnamed, all that has been gathered and all that has been left alone. I am all your missing creatures, all the sweet birds never born. I am daughter. I am caretaker. I am fierce defender. I am griever. I am bandit. I am baby. I am supplicant. I am here now, Mother. I am yours. I am yours. I am yours.

Eve Ensler

Dommage, nous aimons mieux le pétrole, le plastique et les pesticides que la vie...

Photo : Pedro Ramirez, foulque d’Amérique

Lettre à la terre
Et la terre répond 

Geneviève Azam
Seuil (05/09/19)

Présentation des éditeurs :
Serions-nous accablés par les données chiffrées des désastres écologiques, soumis à l'administration des catastrophes et aux mirages d'un capitalisme vert, privés de notre univers sensible, au point d'assister passivement à une histoire «sans nous» et sans «nous», à un exil sans retour? Pour conjurer ce destin, Geneviève Azam écrit une lettre à la Terre. Comment une terrestre peut-elle s'adresser à cette correspondante étrange, vivante et sensible, blessée, à cette présence à la fois bienfaisante et menaçante, irréductible, à la Terre-mère, à la Terre-mémoire? En disant l'effroi, les attachements réciproques, les histoires communes et les lueurs d'un soulèvement éthique et politique pour défendre son altérité et les mondes qu'elle abrite.
   La Terre se rebelle. Elle menace, elle déjoue les «lois» de l'économie et sabote les projets d'une illusoire toute-puissance. Sa part sauvage réveille nos sens asphyxiés. Comment nous allier pour résister à ce monde injuste, dégradant et mortifère?
   La Terre répond aux terrestres avec un appel vibrant à désobéir et à défaire sans attendre ce qui menace la pérennité et la dignité de la vie.

Compte rendu de lecture

Une économiste et altermondialiste se rebelle contre la soif de profits

Nous venions de signer une pétition en ligne pour la création d’un tribunal international habilité à juger les crimes commis contre la Terre et la biodiversité par la société industrielle et le capitalisme global, lorsque nous parvint Lettre à la Terre de Geneviève Azam, maître de conférences et chercheuse à l’université Toulouse-Jean-Jaurès, située dans le quartier Le Mirail.
   Écoutons Geneviève Azam : «Cette lettre t’est destinée. Je m’autorise à t’écrire, prolongeant par l’écriture des échanges silencieux, des rêves et des cauchemars. Des peurs aussi, des tristesses et des révoltes face à ce qui nous arrive.»
   Les raisons de cette lettre exposées, l’auteur s’apitoie sur le sort de la Terre-mère devenue un «objet inerte à éventrer, maîtriser, dominer» et déverse sa rage contre le chaos climatique. L’extinction des espèces. L’agriculture spéculative. Les délires expansionnistes. La technique gestionnaire et son arithmétique. La nourriture brevetée et génétiquement manipulée. Consciente que la Terre peut poursuivre sa vie de planète sans nous, mais que les créatures vivantes n’ont pas d’autre habitat que le sien, Azam comprend que ses colères sont des plaintes, ses tumultes des cris de détresse, et que ses débordements puissent s’amplifier et s’enchaîner. Pourquoi? Parce que les souffrances et les blessures béantes que nous lui infligeons nous accusent. Sans appel.
   Elle nous rappelle que les ruines sont les œuvres naturelles du Temps et les déchets (surtout nucléaires) des œuvres humaines, qui transforment les couches géologiques en poubelles atomiques. Elle nous rappelle aussi que ce sont les États les plus fascisants qui font le plus ouvertement la guerre à la Terre. Bolsonaro, à bon entendeur, salut! La Terre, évidemment, lui répondra. Nous vous laissons découvrir sa lettre. Sachez toutefois qu’elle s’adresse aux terrestres décidés à ruiner les «oligarchies humaines qui entendent régner en maîtres sur la vie.» Classes privilégiées avec lesquelles elle ne souhaite aucune alliance.

Anne-Marie Mitchell / La Marseillaise http://www.lamarseillaise.fr/

À écouter :
G. Azam : «On ne peut pas avoir une croissance infinie dans un monde où les ressources sont finies». Changement climatique, émissions de gaz à effet de serre, altermondialisme, croissance/décroissance, accords de libre échange, nucléaire sont abordés.

Regards, La Midinale :

Dans cette entrevue l’auteure ne se gène pas pour dénoncer l’économie verte, tout aussi destructrice pour la nature que l’économie fossile. Les composants des éoliennes, panneaux solaires, voitures électriques, n’ont rien de durable; il faut utiliser des ressources fossiles pour les fabriquer, ce qui contribue à détruire la planète et à augmenter la production GES.

   Extrait :
– Globalement, penser le monde comme un monde en croissance économique, c’est matériellement impossible. Sortir du modèle de la croissance, ce n’est pas prôner la récession, la récession fait partie du système capitaliste avec ses cycles de progression et de récession. La décroissance c’est repenser dès maintenant ce que nous voulons produire, ce qui doit croître et ce qui doit décroître car il y a des choses qui doivent décroître comme la consommation d’énergie, la production d’énergies fossiles... La croissance verte, c’est dans la logique du capitalisme, il n’y a pas de capitalisme sans croissance. C’est la logique qui consiste à dire : on ne change rien et on remplace aujourd’hui l’énergie consommée par l’énergie verte, les renouvelables... sans se poser la question que peut-être nous consommons trop d’énergie. L’énergie verte, globalement, à la grandeur de la planète, ce n’est pas possible. Il faut de l’énergie pour faire tourner les éoliennes etc., il faut de la matière, il faut des ressources naturelles, des métaux rares, il faut des tas de choses. Une éolienne ça ne fonctionne pas uniquement avec du vent. Y’a tout un système technique derrière ça aussi. Donc, ça veut dire que nous avons, en particulier pour des pays comme les nôtres, et en particulier pour les catégories sociales les plus favorisées, à repenser un modèle de production et de consommation. C’est ça la décroissance.
   Je pense à la voiture électrique de l’économie verte, qui est pensée comme la solution au transport. Non, la voiture électrique n’est pas la solution en tant que tel. Parce que si on remplaçait tout le parc automobile français actuel par la voiture électrique il faudrait sept à huit réacteurs nucléaires de plus. Alors, je pense que la décroissance et l’écologie aussi, c’est ce qui nous pousse à repenser les interdépendances. Si nous poursuivons la trajectoire actuelle nous n’arriverons pas à résoudre le réchauffement climatique. Et c’est pour ça qu’il y a urgence. On ne peut pas l’arrêter, il est enclenché. Et même si nous étions tous vertueux, internationalement, nous ne pouvons pas l’inverser, il est enclenché. Et rien n’a été fait depuis l’accord de 2015.
   Ce qui a été fait c’est la poursuite du modèle tel qu’il est. La dégradation due aux effets de serre continue à augmenter alors qu’elle devrait déjà avoir diminué au niveau international. Elle continue de s’accumuler. Le défi est absolument immense. Ce qui est inquiétant c’est le discours émergeant qui prétend que nous n’allons pas y arriver parce que politiquement nous ne prenons pas les mesures nécessaires. Alors, on se dit qu’on va y arriver avec de nouvelles technologies. C’est de nouveau l’espoir technoscientifique, la géo-ingénierie nous sauvera. C’est-à-dire qu’on cherche des «solutions» pour refroidir la planète de l’extérieur – on ne va pas changer l’agriculture pour refroidir la planète, on ne va pas changer l’industrie pour refroidir la planète, on va conserver à peu près, en verdissant un peu, le modèle que nous avons, et on va refroidir la planète, on va trouver des systèmes. Et ça, c’est expérimenté aux États-Unis (2018), par des universitaires de Californie et des entrepreneurs de la Silicon Valley. On pulvérise des particules à base de souffre dans l’atmosphère qui ont la capacité de réfléchir [bloquer] le rayonnement solaire pour refroidir la terre. Suite à des expériences faites après des éruptions volcaniques on s’est rendu compte que la température diminue parce qu’il y a un voile de particules qui protègent la terre. Alors ces techniques dont on ne connaît absolument pas les conséquences, on les expérimente, à ciel ouvert, comme pour les OGM, ce qui signifie qu’on modifie déjà l’atmosphère. C’est ça qui pointe aujourd’hui, y compris dans le GIEC : nous n’arriverons à rien sans la géo-ingénierie.»
– Si vous étiez ministre de l’environnement, vous feriez quoi? C’est quoi vos premières mesures?
– Ce serait une grande mise à plat de toutes les interdépendances qu’il y a. Je crois quand même qu’il y a des leviers important comme l’agriculture. D’abord j’arrêterais les signatures de libre-échange. Je m’y opposerais parce que ça c’est destructeur pour la planète. Ça c’est le premier point. Deuxième point, ce serait un processus d’arrêt du nucléaire. Dégager les fonds qu’on a engloutis dans la survie de la filière nucléaire française, pour soutenir l’agriculture par exemple. ... Nous connaissons des alternatives. Il faut faire le bilan de ces alternatives, les pousser. Et puis s’attaquer à certains intérêts industriels. Les lobbies industriels et les lobbies financiers ne doivent plus circuler dans les couloirs des ministères, les couloirs de l’assemblée nationale. Il faut un certain courage politique, qui n’est pas un courage si extraordinaire non plus, pour nous dégager de tous ces intérêts privés, pour arriver à trouver des compromis qui relèvent de l’intérêt général d’une société.
– Je n’ai plus qu’à espérer que vous deveniez ministre de l’Environnement.
– Peu de chance que ça arrive... (Rires) 

 

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