«Tu reconnais toujours le maître par la bonté de
son regard.
Il est généralement le dernier à savoir qu’il est un maître.»
(Anonyme)
Je suis une inconditionnelle de Boucar Diouf; je l’aime.
Calendrier de sa tournée 2013/2014, nouveau spectacle :
Pour des raisons X ou Y
Tendre la
main au voisin
Par Boucar
Diouf
Mon père est un analphabète amoureux des vaches.
Il les a surnommées affectueusement «les dieux au museau humide». Mener ses
animaux brouter dans les pâturages a toujours été pour lui une source de
plénitude. Aujourd’hui, papa n’est plus capable de se déplacer. Il y a quelques
années, il s’est fait amputer le pied droit à cause d’une infection.
Quand j’ai appris la nouvelle, je l’ai appelé de
mon bungalow à Longueuil. J’anticipais un immense découragement, mais, à mon
grand soulagement, à l’autre bout du fil papa m’a dit : «Boucar, pour un
inconditionnel des bovidés comme moi, finir sa vie avec un sabot est une forme
de bénédiction. De toute façon, après 75 ans passés en Afrique, où l’espérance
de vie dépasse rarement les 50 hivernages, je ne peux que remercier le Seigneur
de m’avoir accordé autant de temps de prolongation.»
Cette sérénité face à la mort reste à mon avis le
critère le plus important quand vient le temps d’évaluer si quelqu'un a réussi
ou non sa vie. Dans mon ethnie, pendant les rites d’accompagnement des
mourants, il y a cette période qu’on appelle tagasse, qu’on pourrait traduire
par «vanter les mérites». C’est un temps qu’on prend pour rappeler au malade
en fin de vie qu’il peut être fier de son passage sur cette Terre, que son
empreinte restera gravée dans son village, comme en témoignent tous ses enfants
et petits-enfants rassemblés pour l’occasion.
Mon père a apprivoisé la mort parce qu’il a
consacré sa vie à sa communauté, à sa foi et, bien sûr, à ses vaches! C’est
une vieille recette qui a fait ses preuves. Le philosophe grec Épicure ne
recommandait-il pas de miser sur les plaisirs gratuits pour amoindrir la
souffrance humaine? Si son affirmation est vraie, le culte de la consommation
n’est-il pas un obstacle insurmontable pour qui veut voir arriver la mort avec
sérénité? Ma grand-mère disait que le bonheur acheté était aussi volatil qu’un
pet de lièvre dans une savane ouverte!
Comme biologiste, je crois que l’être humain a
hérité d’une insatisfaction génétique qui le prédispose au malheur. Quand
l’homme préhistorique dégustait du lièvre, le lendemain, il voulait de la
gazelle et le surlendemain, il essayait de chasser le sanglier.
C’est pour ça qu’aujourd’hui une maison plus
grande, une célébrité croissante ou de l’argent à jeter par les fenêtres n’y
changent rien ; notre corps est programmé pour se lasser et demander autre
chose. La recherche constante de nouveauté a contribué au développement de nos
capacités cognitives. Mais autrefois génératrice d’intelligence,
l’insatisfaction est devenue notre plus grande malédiction.
Dans la physiologie humaine, le circuit du plaisir
et celui de la douleur sont souvent couplés. Par exemple, tomber en amour
procure beaucoup de bonheur, mais quand un des partenaires se casse sans
avertir, le plaisir cède la place à la douleur chez l’autre. Boire de l’alcool
procure aussi une certaine plénitude, mais tous les alcooliques vous diront que
le prix à payer est atrocement élevé. Ce système de récompense et de punition
m’amène à penser qu’il est physiologiquement impossible de réussir sa vie en
misant uniquement sur l’argent et la consommation.
Le psychologue David Myers, du Hope College dans
le Michigan, a établi que le pouvoir d’achat moyen des Américains avait triplé
depuis 1950. Pourtant le nombre d’Américains qui s’estiment heureux est resté
inchangé. Bref, au-delà de ce qu’il faut pour combler les besoins de base de la
famille que sont «manger, se loger et se soigner», la plus-value apportée par
le surplus de pognon sur le bonheur est bien faible. Où se cache alors la
solution?
Quand un bébé venait au monde dans mon village,
grand-maman lui souhaitait toujours de la santé et de la compassion pour ses
semblables. Un jour, je lui ai demandé pourquoi elle n’ajoutait pas la
prospérité et le bonheur dans ses souhaits. Grand-maman m’a répondu : «Les
gens qui veulent atteindre le bonheur par les possessions essaient d’éteindre
un feu avec de la paille. En vérité, il y a trois catégories de personnes
heureuses de cette façon. Il y a ceux qui ont tout pour être heureux, mais ne
le sont pas souvent. Ceux qui cherchent le bonheur et ne le trouvent pas tout
le temps. Enfin, il y a ceux qui disent avoir trouvé le bonheur, mais ne le
conservent pas longtemps. Le bonheur, c’est regarder en bas pour mieux
apprécier ce qu’on a, mais c’est surtout tendre la main à son voisin et
partager ses joies et ses larmes, car en vérité, Boucar, si bonheur il y a sur
cette Terre, c’est les autres. Alors je ne peux pas souhaiter à un poupon autre
chose que de la santé et de la compassion pour ses semblables. Ce sont les deux
ingrédients les plus importants pour réussir sa vie.»
Aujourd’hui, fort des enseignements de ma
grand-mère, je peux affirmer que je chemine tranquillement sur la route qui
mène à une vie réussie. J’ai une conjointe et des enfants formidables, ainsi
qu’une grande famille avec laquelle je partage mes joies, mes peines et le
surplus d’argent que la vie m’a généreusement confié.
Source : Châtelaine, mars 2013
Il faut bien se rendre compte que la sagesse et
l’intelligence ne s'apprennent que dans la vie! (Boucar Diouf )