10 novembre 2013

Pour éviter la fin du monde



Pour éviter la fin du monde
Entrevue avec Lanza del Vasto
[Extrait] 

Q. : Que pensez-vous de la non-violence?
R. : Ce que le monde pense, c’est qu’elle consiste à ne rien faire ou à se laisser faire. Mais c’est tout le contraire qui est vrai. La non-violence est une façon active de combattre le mal. Dire non à la violence sans y opposer une contre-violence. Dire non à l’injustice sans commettre d’injustice.
       Il faut alors trouver des méthodes, mais probablement qu’aucun de nous serait capable de les trouver lui-même. Alors que faire? Comment s’y prendre?
       Remarquons que c’est à l’époque de la bombe atomique que s’est révélée la puissance de la non-violence.

Q. : Y a-t-il des méthodes non-violentes?
R. : Naturellement, il y a une méthode non-violente et une technique de la non-violence. Mais ce n’est pas un truc, une ingénieuse trouvaille pour se tenir à l’abri des coups. C’est, comme dit un philosophe italien, «une manière de faire qui découle d’une manière d’être».

Q. : Vous parlez souvent d’une manière d’être comme s’il s’agissait de quelque chose de fondamental.
R. : Bien entendu que c’est fondamental! Si vous n’agissez pas selon votre être, vous êtes un menteur et généralement, votre action manque d’efficacité. Mais pour la non-violence, je trouve qu’il est assez bon et assez consolant de penser qu’elle manque d’efficacité dès qu’elle manque de vérité. C’est pourquoi Gandhi l’a appelée «force de la vérité».

Q. : Selon vous, est-ce qu’il y a des natures violentes et d’autres non-violentes?
R. : Je dirais qu’il y a deux façons «d’être naturellement». On peut être violent ou lâche, et généralement, on est violent et lâche. Tout le monde est violent et lâche à divers degrés. La non-violence n’est pas naturelle. Elle est un effort pour se sortir de ces deux états. Tant celui de la violence que celui de la lâcheté. Je dirai même que le non-violent est plus opposé au lâche qu’au violent et que son pire ennemi, c’est l’inertie, la neutralité. Les violents, on peut les retourner. On pourrait dire que la non-violence est une violence convertie, une force de colère qui sait se contenir et trouver sa voie. C’est une conversion de la colère en amour.

Q. : Selon vous, la violence dépend de quoi?
R. : La violence est dans la nature… Il faudrait en donner une bonne définition pour ne pas la confondre avec la force. Il y a des violences qui ne déploient aucune sorte de force. Par exemple, l’hypocrisie.
       Quant à la force, c’est la meilleure chose au monde; la force, c’est l’être, c’est la vertu. De la faiblesse, il n’y a rien de bon à attendre. Mais la violence, c’est l’abus de la force, comme disent les Latins : «Rien n’est pire que l’abus de la meilleure chose». On prétend défendre la justice par la force : c’est une erreur. Dès que l’on use de la force, on fausse tout. Si l’on veut la justice, il faut arriver à ce qu’elle s’impose d’elle-même. Mais nous ne sommes pas sûrs d’avoir la justice ni d’avoir la vérité et nous ne voulons forcer les autres à faire ou à penser comme nous. Nous sommes doublement dans l’erreur. Les victoires de la violence sont des illusions.

Q. : Dans une relation entre deux personnes, par exemple, un couple, la non-violence serait de ne jamais forcer l’autre à faire ce que l’on veut lui voir faire. Comment cela se concrétise-t-il?
R. : Tout simplement comme ceci : vous arrivez à faire faire à l’autre ce que vous voulez qu’il fasse – si toutefois ce que vous voulez est vrai et juste – par un moyen non-violent, c’est-à-dire en le persuadant. Vous pouvez le persuader par des paroles et lui faire entendre raison. Mais aussi, parfois, vous ne le pouvez pas. C’est alors que commence la non-violence, c’est-à-dire la persuasion par les actes. De façon qu’elle arrive à comprendre elle-même qu’elle ne peut pas continuer. Quelque chose bascule en elle et elle s’arrête.

Q. : Mais dans un couple, ne doit-il pas y avoir deux personnalités fortes? Ne doit-il y pas avoir deux forces égales?
R. : La non-violence, telle que nous l’avons définie, n’a pas de raison d’être pour le couple, si ce n’est pour un couple en discorde, ce qui est fréquent, mais non pour autant normal.

Q. : Vous avez dit de belles choses sur l’amour… Vous vous êtes marié à un âge assez avancé : qu’est-ce qui fait que l’amour devienne un jour important pour vous au point de vous décider à le faire?
R. : C’est que, tous deux, nous allions dans le même sens. D’ailleurs, c’est un conseil que je donnerais à tous les couples. Ne vous regardez pas trop l’un l’autre; regardez tous les deux dans la même direction. Alors vous vous aimerez vraiment d’un amour durable.

Q. : Les différences de nature…?
R. : Les différences de nature sont faites pour se compenser. L’amour est toujours un jeu entre les similitudes et les différences. Si nous étions tout à fait semblables, nous ne pourrions jamais nous aimer. Tout à fait dissemblables, nous ne le pourrions pas non plus. Il faut la juste mesure qui donne du relief. Pourquoi avoir deux yeux? Parce que les yeux voient la même chose, mais de façon légèrement différente : c’est ce qui donne du relief à l’image. Et un couple, c’est deux yeux qui regardent une même image. Une façon masculine et une autre féminine. Chacun voyant selon sa nature.

Q. : Si chacun suit sa propre nature, comment l’entente est-elle possible?
R. : Chacun n’a-t-il pas deux natures : une nature masculine et une autre féminine, tant chez l’homme que chez la femme? La différence des sexes n’est pas une affaire de oui ou non mais de plus ou moins. Ces deux natures sont des pôles, non des objets. Entre les pôles, il y a communication. Sans eux, il n’y aurait pas de vibration ni de courant.

Q. : Vous dites qu’il y a deux natures dans une même personne?...
R. : Certes! Même le corps en porte des traces : votre main droite et votre main gauche ne sont pas du même sexe. La main droite est de nature masculine, celle de la volonté; la gauche est de nature féminine, celle du sentiment.

Q. : Quel serait alors l’apport féminin dans le couple?
R. : La femme est évidemment plus sensible; elle voit avec sa sensibilité. L’homme, lui, réagit davantage avec son intelligence et sa volonté. Les deux dimensions forment un tout.

Q. : Que faut-il faire pour qu’il n’y ait pas de violence du tout?
R. : Une part de nature, une part de grâce et une part de volonté : il faut que ces trois éléments travaillent ensemble.

Q. : Êtes-vous contre le struggle for life, cet esprit des gens combatifs? Est-ce qu’il ne faut pas une certaine dose de combativité dans le monde où nous vivons?
R. : Nous avons pensé à la non-violence religieuse parce que nous avons souffert de cette contradiction à savoir que la religion devient une source de division. Pour nous la religion, c’est l’adoration de l’Un, de l’unité, de l’union. Nous considérons donc toute dispute religieuse comme quelque chose d’irréligieux. Comment concilier la fidélité à une religion et l’ouverture à toutes les autres?
(…)
Il y a de la contestation ici comme ailleurs. Le plus terrible serait qu’il n’y en eût pas. Je connais des pays où le problème de la contestation ne se pose pas : il n’y a pas de réaction, il n’y a rien.
(…)
Oui, il faut de la combativité, si on veut l’employer dans un sens positif. Et l’une des façons positives est justement la non-violence, qui est elle-même une forme de lutte pour la justice.

Q. : Faut-il tendre l’autre joue quand on nous gifle? Est-ce possible aujourd’hui?
R. : C’est non seulement encore possible, mais c’est la vraie méthode. Pas seulement pour les gifles – car toutes les violences ne se résument pas à des gifles, mais à de grandes luttes humaines, luttes de classes ou de races, de nations. (…) La justice n’est pas seulement une question de raison : c’est aussi un instinct, celui d’équilibre. Si tu lui rends sa gifle, si tu fais cette bêtise, vous allez vous battre. Qui gagnera? Le plus fort. Si tu veux que le plus juste gagne et non le plus fort, il faut que tu dégages la force de la justice. La force de la justice réside dans le cœur de l’homme : il faut que tu éveilles chez ton ennemi le sens de la justice qui est en lui. Elle est sûrement en lui, car elle est en tout homme; elle doit y être, et il faut que tu lui donnes l’occasion de se manifester. Tu ne pourras lui en donner l’occasion qu’en l’invitant à redoubler, à tripler, à quintupler l’injustice, jusqu’à ce qu’elle bascule.

Q. : Cela fait beaucoup d’injustices…
R. : Oui, mais seul l’excès des injustices accumulées toutes du même côté permet de renverser la situation. Naturellement,  tu dois les supporter et ne pas te plaindre. (…)

Q. : Mais si je me laisse marcher sur les pieds, est-ce que je n’encourage pas le mépris de l’autre?
R. : Tu l’encourages dans un premier temps. Mais tu forces son respect par la manière dont tu supportes ce qu’il piétine. Il finira par se poser des questions et par s’apercevoir que tu n’as aucune crainte de lui.

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Le pardon c’est le parfum que la violette répand sur le talon qui l’a écrasée.
[Forgiveness is the fragrance the violet sheds on the heel that has crushed it.]
~ Mark Twain*  

* Voyez le message ci-après.

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