20 juillet 2011

Autour de l'eau


Le grand fleuve sortait de son lit tous les deux ou trois ans. (…) Le débordement durait quelques heures, parfois une journée entière, provoquant la fermeture des ponts et le détournement momentané de la circulation. (…) 
Le trente-quatrième jour de la disparition de Matteo créa l’exception. Le niveau de l’eau, gonflé par les précipitations, s’éleva d’abord lentement tandis que le sol, encore imprégné de la fonte des abondantes neiges de l’hiver précédent, se gorgeait plus que d’ordinaire. L’eau menaça de ne plus trouver où se déverser et, durant les jours qui précédèrent l’inondation, les autorités aux aguets mesurèrent nerveusement sa hauteur, sa cadence et leur progression, sans toutefois se résigner à imposer des mesures draconiennes qui risqueraient de nuire à la saison touristique, déjà mal engagée à cause de la météo. Un remblai fut néanmoins aménagé au dernier moment, aux endroits les plus problématiques, et la route longeant le fleuve fut temporairement fermée. (…)
Bien avant que la foudre ne s’abatte sur les lignes de transport électrique, entraînant une cascade de disjonctions qui allaient plonger la ville dans le noir, M. Sànchez, du troisième étage, rassembla une quinzaine d’hommes à l’extérieur pour voir ce qu’il en était. (…) 
La première goutte à traverser le remblai fut si discrète qu’elle se confondit avec la pluie. Ce sont les suivantes qui firent dévier les événements. Elles arrivèrent en amont, avec les marées fortes de la pleine lune, mais aussi en aval à cause des ruisseaux, des rivières et des lacs qui se frayèrent des passages insolites en suivant l’inclinaison des sols. Leur accumulation rapide leur permit de jaillir en flaques d’abord, petits sacs d’eau vaseuse des berges, puis en longues vagues pointues qui la dentelèrent. Incapable de se contenir davantage, le fleuve prit ses aises tout de bon et déborda. Il chemina d’abord près des rives avant d’empiéter sur l’asphalte et de déplacer latéralement, comme un crabe royal, le ressac lui assurant chaque fois davantage de terrain. En peu de temps, il accéléra son rythme au point de se précipiter sur la vieille ville avec l’impatience d’un secret mal gardé. Il traversa les rues et arracha des clôtures, abîma des bancs de parc, des monuments, des lampadaires. Il recouvrit les jardins, noya les fleurs et déracina les arbres les plus fragiles. Mais il ne s’arrêta pas là. Allongeant son bras plus loin, il s’approcha des quartiers résidentiels où il entra sans précaution, forçant les sous-sols, mordant les structures de bois, exerçant une pression brutale sur les fondations qui s’ébranlèrent les unes après les autres avec un bruit furieux. Les obstacles disparurent sous sa force et il put alors glisser sur une surface lisse, charriant ce qui se trouvait devant lui. Voitures, motocyclettes, électroménagers et meubles, mais aussi de menus objets, amoncellements de bibelots, d’ustensiles, de lampes, de vêtements, de livres, de bijoux. L’eau sale, gavée de boue et de mazout, déchira ce qui tentait de lui résister et le grand fleuve continua à se déplacer jsuqu’à ce qu’il rejoigne la rivière qui bordait le nord de la ville. Il était devenu océan.
Christine Eddie
PARAPLUIES
Alto; 2011

(Commentaire : j’ai adoré ce livre – j’aurais aimé qu’il ait 200 pages de plus. Humour, finesse, profondeur, fraîcheur. «… l’auteure des ‘Carnets de Douglas’ emboîte habilement les destins de femmes flottant entre la certitude qu’on traîne tous en soi comme un sac de plomb et l’espoir d’une éclaircie.»)

***
La jeunesse est semblable aux forêts verdoyantes tourmentées par les vents : elle agite de tous côtés les riches présents de la vie, et toujours quelque profond murmure règne dans son feuillage. Vivant avec l’abandon des fleuves, respirant sans cesse Cybèle, soit dans le lit des vallées, soit à la cime des montagnes, je bondissais partout comme une vie aveugle et déchaînée. Mais lorsque la nuit, remplie du calme des dieux, me trouvait sur le penchant des monts, elle me conduisait à l’entrée des cavernes et m’y apaisait comme elle apaise les vagues de la mer, laissant survivre en moi de légères ondulations qui écartaient le sommeil sans altérer mon repos. Couché sur le seuil de ma retraite, les flancs cachés dans l’antre et la tête sous le ciel, je suivais le spectacle des ombres. Alors la vie étrangère qui m’avait pénétré durant le jour se détachait de moi goutte à goutte, retournant au sein paisible de Cybèle, comme après l’ondée les débris de la pluie attachée aux feuillages font leur chute et rejoignent les eaux. On dit que les dieux marins quittent durant les ombres leurs palais profonds, et, s’asseyant sur les promontoires, étendent leurs regards sur les flots. Ainsi je veillais ayant à mes pieds une étendue de vie semblable à la mer assoupie. Rendu à l’existence distincte et pleine, ils me paraissaient que je sortais de naître, et que des eaux profondes et qui m’avaient conçu venaient de me laisser sur le haut de la montagne, comme un dauphin oublié sur les sirtes par les flots d’Amphitrite. Mes regards couraient librement et gagnaient les points les plus éloignés. Comme des rivages toujours humides le cours des montagnes du couchant demeurait empreint de lueurs mal essuyées par les ombres. Là survenaient, dans les clartés pâles, des sommets nus et purs.

Maurice de Guérin
LE CENTAURE

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L’Homme et son image

Un homme qui s’aimait sans avoir de rivaux
Passait dans son esprit pour le plus beau du monde :
Il accusait toujours les miroirs d’être faux.
Vivant plus que content dans une erreur profonde.
Afin de le guérir, le sort officieux
      Présentait partout à ses yeux
Les conseillers muets dont se servent nos dames :
Miroirs dans les logis, miroirs chez les marchands.
      Miroirs aux poches des galants,
      Miroirs aux ceintures des femmes.
Que fait notre Narcisse? Il va se confiner
Aux lieux les plus cachés qu’il peut s’imaginer,
N’osant plus de miroirs éprouver l’aventure.
Mais un canal formé par une source pure,
      Se trouve en ces lieux écartés :
Il s’y voit, il se fâche, et ses yeux irrités
Pensant apercevoir une chimère vaine,
Il fait tout ce qu’il peut pour éviter cette eau;
      Mais quoi? le canal est si beau
      Qu’il ne le quitte qu’avec peine.

On voit bien où je veux en venir.
   Je parle à tous; et cette erreur extrême
Est un mal que chacun se plaît d’entretenir,
Notre âme, c’est cet homme amoureux de lui-même;
Tant de miroirs, ce sont les sottises d’autrui,
Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes;
   Et quant au canal, c’est celui
Que chacun sait, le livre des Maximes.

Jean de La Fontaine

***
À fleur de pavé s’ouvrent des bouches quadrangulaires comme les tombeaux dans nos images de la Résurrection des Corps.
      Dans chaque tombe s’agite le bouillon de l’eau. Prêtres et fidèles se tiennent assis au bord de ces bouches et officient, versent le safran et les fleurs, lèvent les mains, se marquent le front, prononcent les formules. Les monnaies d’argent tintent sur la pierre et dans le plat.
      Les yâtris se baignent nus, les femmes avec tous leurs atours dans la vasque fumante et sulfureuse, carrée, encadrée de gradins. Il faut se boucher le nez, fermer les yeux et s’enfoncer sous la nappe bouillante : les péchés restent au fond.
      Je suis descendu dans ce purgatoire. Les pieds hachés par le chemin, les griffures d’épine et les autres blessures cuisent dans cette soupe assaisonnée de soufre. Je cours me rincer dans le fleuve échappé des glaces. Je me glisse dans un creux limpide, entre deux grosses pierres rondes où je m’accroche pour ne pas me voir aspiré par la trombe du courant.
      La nuit est froide et coupante dans le refuge aux planches disjointes, attaché comme un nid d’hirondelles sous le rebord du toit du monde.
      Quand on a passé la nuit cramponné au peu de chaleur qui est notre vie, le mieux au premier matin est de la jeter par-dessus bord, afin de la retrouver tout entière, de se retremper au bain le plus froid.
      La Djamma est si glacée ce matin que le cœur fond et se pince et qu’un vertige me brouille les yeux. Serai-je assez fort pour te supporter, clarté du diamant, pureté des hauteurs, lait de la cime?
      Djamma, es-tu bien le même fleuve que j’ai vu rouler limoneux dans Agra ce jour-là où la chaleur était si grande que je soupirais pour un bain, et ton eau si sale que j’errais désemparé sur la berge? Et c’est le même fleuve où je me suis baigné, plongeant du quai de Delhi au milieu d’un millier de pouilleux; le courant tirait et j’ai bu; j’ai bu la rinçure du linge, les rebuts des corps, j’ai bu les péchés des pénitents, j’ai bu les morts. Le même fleuve.
      Et moi, debout à l’aube, nu dans l’eau de neige, le même homme qui menait sa maîtresse danser dans les bars nocturnes, le même retourné à la source.

Lanza del Vasto
LE PÈLERINAGE AUX SOURCES  

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