Lanza del Vasto
Issu d’une famille illustre, Lanza del Vasto est né en Sicile en 1901 et décédé en 1981. En 1936, il entreprend un long voyage en Inde qu’il raconte dans ce livre. À son retour, ce disciple chrétien de Gandhi se fait apôtre de la non-violence en fondant des communautés, en France et dans plusieurs autres pays, pour répandre cette philosophie. Immense a été la répercussion de son œuvre poétique, initiation à la sagesse millénaire de l’Inde, où l’humour a sa place.
Extrait 1
Dans l’œil de tout homme il existe un point noir; et dans ce point un homme se tient debout, tout petit mais tout brillant de vie; et c’est pourquoi on appelle ce point la « pupille » de l’œil. Mais l’ami qui fixe dans les yeux de son ami reconnaît la personne qui se tient debout dans le point noir de l’œil : il reconnaît que cette personne c’est lui-même, tout petit mais tout entier et tout brillant de vie. Si nous étions assez purs pour regarder le soleil dans les yeux, nous verrions au milieu de son globe une porte s’ouvrir, et, dans l’embrasure de cette porte, paraîtrait la Personne.
Extrait 2
Un Musulman assis sur le seuil de sa porte me fait signe tandis que je passe. Il frappe du plat de la main la carpette à côté de lui, ce qui veut dire «Assieds-toi ici, causons.» Je m’assieds et il me sourit. Au bout d’un peu de temps il me demande : «Es-tu Musulman?» Je réponds non. Alors le visage se referme, le regard se détourne. Nous restons quelque temps en silence. Enfin je dis : «Salam» et je m’en vais. Pauvre Gandhi : oui, cette fraternité est difficile.
Extrait 3
Enfin, j’ai atteint du regard le pays des neiges éternelles. Par-delà un arbre pavoisé de clématites sauvages en pleine floraison, j’ai vu d’abord la grande splendeur de la terre où j’allais.
Voici les premières plaques de neige sale. Autour de moi c’est encore la forêt tropicale enroulée de lianes, secouée par des bandes de singes. Il est midi. Mon ombre retombe sur mes pieds. Un lézard bleu long d’une coudée palpite sur une pierre chaude. À des hauteurs inaccessibles le Djamna sacré jaillit et par trois fois rebondit et retombe sous la croûte gelée, avant sa volée hurlante entre les rocs. Griffé par les pointes blanches de la montagne, le ciel s’avance en écumant. Non loin du fleuve en tumulte, sur les rochers enduits de la rouille grasse des soufres coulent des sources chaudes. Dans leurs fumées s’élèvent deux petits temples de guingois. Les temples de ces lieux saints ne dépassent guère la grandeur d’une hutte. Temple est le mont, dieu est le fleuve, autel est la source.
Il faut se boucher le nez, fermer les yeux et s’enfoncer sous la nappe bouillante : les péchés restent au fond. Je suis descendu dans ce purgatoire. Les pieds hachés par le chemin, les griffures d’épine et les autres blessures cuisent dans cette soupe assaisonnée de soufre.
La nuit est froide et coupante dans le refuge aux planches disjointes attaché comme un nid d’hirondelles sous le rebord du toit du monde. L’aigle. Son vol coupant frotte l’air avec un son qui fait frissonner. Au bout des ailes il a cinq plumes ouvertes comme la main. Il a presque passé sur ma face tandis que je me tenais au bord du précipice. Glissant outre, il a noué le poids de l’abîme à mon cou. Je titube.
Extrait 4
Je dormis donc dans le temple de Kâli, sur un tapis moelleux, dans les nuages d’encens, tandis que le tonnerre roulait sur les monts et que la pluie battait le sol à se rompre. Ce furent des jours de lourdes tempêtes au-dehors et d’atroces douleurs d’entrailles pour moi; des jours illuminés de doctes entretiens et entièrement dédiés aux joies de l’amitié.
La fatigue m’écrasait quand les étoiles glissèrent de côté pour faire place à l’aube, mais, comme la lumière grandissait, cette fatigue tomba et moi je me levai soutenu par la seule vertu de mon corps second, celui qui est fait de la chair et du sang de lumière. À la pointe du jour, ce fut le troisième corps qui répondit, celui qui a la grandeur du pouce et loge dans la cavité du cœur. Mon troisième corps exulta à la pointe du jour comme l’oiseau chanteur, quand on suspend sa cage hors de la fenêtre.
Mon ami, dans sa toison nocturne, a des dents de rire et de splendeur, yeux en demi-lune, un front poli comme ciel matinal.
Extrait 5
Elle est jeune, fraîche de peau, longue de membres, tendrement modelée en toutes ses formes, dénouée de taille, comme le montrent les trois gros plis dans l’étoffe montagnarde qui la couvre de la gorge aux chevilles. Elle porte sur le dos la ration du bétail, une masse qui la dépasse, de rameaux et de feuilles. À chaque pas la chair des feuilles cède, frémit, révèle ses revers de nacre, perd une goutte de la dernière pluie, rend son odeur.
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