27 juin 2021

Être millionnaire : un signe de maladie mentale?

Notre société extrêmement laide et égoïste maximise le gain personnel, se dirigeant ainsi droit vers la destruction massive.

Comme on l’a appris, entre 1901 et 1979, ce sont les Sœurs de Saint-Joseph qui ont administré le pensionnat autochtone de Marieval en Saskatchewan, où l’on a découvert 750 sépultures non identifiées. Sur son site internet, la congrégation décrit ainsi sa mission : «Il s’agit de sauver de la décroissance fatale une population nomade réduite à une grande misère, par suite de la diminution rapide de la chasse et de la pêche.»

Pourquoi vivaient-ils dans la misère (et encore aujourd'hui)? Pourquoi cette «diminution rapide» de leurs moyens de substances? Il y a des raisons à tout. Les colonisateurs ont utilisé et utilisent la sélection «naturelle» par l’assassinat silencieux : acculturation/assimilation (civiliser ), métissage, transmission de maladies, dépossession de territoires (donc des sources de nourriture), parcage dans des prisons sans barbelés appelées réserves, etc. La population des Premières Nations de la colonie constituait, pour les Britanniques, un obstacle à sa croissance et à sa prospérité. En vue d’assimiler et de civiliser les Indiens, dans les écoles on forçait les enfants à renoncer à leurs langues, à leurs tenues, à leur religion et à leurs modes de vie traditionnels. C’est ainsi qu’on mit en place, partout au Canada, un réseau de 132 pensionnats de confessions catholique, unie, anglicane et presbytérienne en collaboration avec le gouvernement fédéral. De 1857 à 1996, plus de 150 000 enfants autochtones ont fréquenté les pensionnats.

Dommage que notre ambassadeur québécois des nations autochtones, Serge Bouchard, soit décédé récemment – il ne se serait pas privé de prendre la plume et la parole...

Photo : Serge Bouchard et son ami Jean-Charles Piétacho, chef des Innus d'Ekuanitshi

Les chefs de la Nation innue honorent la mémoire de leur grand ami Serge Bouchard.  «L’auteur, animateur radio et anthropologue a rejoint le monde des esprits et de leurs ancêtres. Il est un ami de longue date des Innus», lit-on dans un communiqué conjoint des chefs.

https://macotenord.com/hommage-des-chefs-innus-a-lanthropologue-serge-bouchard/

Dans la «note de terrain» ci-après et l’extrait du livre «Un café avec Marie», il expose l’une des causes de cette «grande misère» créée de toute pièce par les colonisateurs.

Le dentiste du lion

Serge Bouchard / Note de terrain, Québec Science, 22 septembre 2015

L’idée de pureté est une idée curieuse. Elle suppose une discrimination entre le pur et l’impur, entre le net et le moins net. Lorsque nous pensons protéger une nature vierge, nous la supposons intouchée, inaltérée, pure comme de l’eau de roche. En principe, il ne faudrait pas y poser le pied puisque nous avons le pied aussi sale que la main. Dès lors, cette nature vierge demeurerait inaccessible à jamais, puisque le seul fait d’y pénétrer pour mieux la contempler constitue un viol, une prise de virginité.

Les Américains ont un mot pour désigner les espaces sauvages : wilderness. Ils ont aussi la manière. Au XIXe siècle, ils ont développé leurs parcs nationaux en considérant qu’il fallait protéger ces territoires chastes de l’industrialisation et de la patte de l’homme. En réalité, il s’agissait de mettre de côté des réserves de paradis luxuriants pour le bénéfice des élites et des privilégiés, bien sûr au détriment des classes populaires et des couches inférieures de l’humanité. La nature pure exclut les humains cachés dans ses broussailles; seuls les anges fréquentent le paradis.

La wilderness américaine a même son icône : Theodore Roosevelt. Le président était un chasseur compulsif, tout comme ce dentiste qui a tué récemment au Zimbabwe un lion intouchable. Pouvoir se payer la tête d’un lion, cela indique bien le statut de l’ultra-prédateur. Teddy Roosevelt aimait les armes, la virilité, la race blanche. Ces qualités réunies, il ne lui restait plus qu’à créer des terrains de jeux pour les puissants de ce monde, des lieux sacrés où le prédateur suprême pourrait chasser en paix l’ours et le gros gibier, pêcher la truite à la mouche et le noble saumon, sans être importuné par le menu fretin de la société.

Nous avons été au Québec à l’avant-scène de cette comédie. La nature sauvage, dont le pays regorgeait, n’appartenait nullement aux petits Canadiens français, et surtout pas, ironiquement, aux Sauvages. La nature appartenait à celui qui avait des loisirs et assez de goût, de raffinement, pour en jouir pleinement. Servir l’Américain, guider ces messieurs, fut notre destin. Nous avions tous le statut de «boy», comme dans les colonies. Autrement, si nous affichions quelque indépendance, si nous tuions l’orignal ou le saumon pour le manger, on faisait de nous des braconniers, des moins que rien, de petits pygmées qu’il fallait chasser des bonnes terres. Bas les pattes! Laissés à nous-mêmes, nous étions capables de détruire les ressources. Nous avions de la pureté à la pelle, mais nous étions trop impurs pour en profiter.

Photo : Henri Menier choisissait les têtes de cerfs du grand Hall.

Monsieur Menier, le riche chocolatier qui devint propriétaire d’Anticosti en 1895, investit une fortune pour développer son île : il en fit une réserve de chasse pour l’élite mondiale désirant se divertir à la manière des rois. Et pour faire les choses proprement, il n’eut de cesse d’en éloigner les Innus et les Cayens, ces parasites de la nature. Le comte de Gobineau, auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines, était un grand ami de Menier et un grand amateur de safari. Où l’on voit que tout se tient. Le cercle des bien-pensants s’entendait sur les privilèges des humains supérieurs en face d’une nature qui leur revenait de droit. Terre sauvage, carré de sable des puissants messieurs de ce monde, chasse gardée des seigneurs aryens, nature réservée à l’usage des tenants de l’infériorité des races impures. Expulsons le Massaï du Serengeti, l’Indien de Yosemite, l’Algonquin du parc de La Vérendrye, le Montagnais de sa rivière, expulsons ces peuples de Métis, ces braconniers qui chassent pour manger; ne trouvez-vous pas que l’humain original fait tache dans les décors vierges du paradis terrestre?

Au tournant du XXe siècle, des journalistes américains des magazines de type outdoor cherchaient encore des autochtones «n’ayant jamais vu d’hommes blancs», quelque part au nord du lac Ashuanipi, dans la région de Petisikapau. Car la présence de Sauvages, naturellement, était gage de sauvagerie... Il suffit pourtant d’évoquer les explorations du géologue Henry Youle Hind au Labrador vers 1860, les réflexions du chroniqueur Arthur Buies sur le territoire québécois tout au long des années 1870 ou le fameux essai sur la Côte-Nord du naturaliste Napoléon-Alexandre Comeau, publié en 1909, pour se rendre compte que la nature sauvage, déjà, n’existait plus. Les sportsmen anglais et américains s’étaient donné des privilèges exclusifs de pêche au saumon sur les rivières québécoises depuis au moins 1850. La chasse sportive, la pêche à la mouche, le droit de tirer sur tout ce qui bougeait, du martin-pêcheur jusqu’au huard et à l’ourson, sans oublier le droit de chasser le Sauvage, tout cela avait sonné le glas de la fameuse wilderness.

Le lion doit être tué par un riche dentiste du Minnesota. Cela est dans l’ordre de la nature. Seul le dentiste aux dents plus blanches que blanches a le droit d’entrer nuitamment dans la réserve faunique africaine. Autrement, ce serait le chaos. L’Américain sacrilège a tué le lion à crinière noire, un lion protégé et interdit, le symbole même de la savane pure. L’argent s’est toujours arrogé la part du lion.

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Serge Bouchard a écrit une centaine de chroniques pour Québec Science. L'anthropologue a signé «L’esprit du lieu» de 2009 à 2017 dans laquelle il relatait les origines des noms de différents endroits en Amérique du Nord. Il a ensuite tenu la chronique «Notes de terrain», dans laquelle il livrait, jusqu'en juin 2018, ses impressions du monde.

Consultez la collection : https://www.quebecscience.qc.ca/categorie/serge-bouchard/

Un café avec Marie

Serge Bouchard / Les Éditions du Boréal 2021

P. 134-135 (Le rêve flou des Taïnos)

[...] L’autre jour, je donnais une visioconférence devant un public de sept cents personnes, gracieuseté de Zoom. J’étais en compagnie de Richard Kistabish, un Anishinabe de renom que je connais depuis des lunes. Ensemble, nous avons parlé pendant trois heures devant cette grande assemblée. Richard est un sage, je dirais : un jongleur, un trickster, ce qui d’ailleurs est la signification de son nom. Durant la conférence, il s’est lancé dans une diatribe aussi touchante que révélatrice. En haussant à peine le ton, il a dit ceci que je reproduis dans mes mots :

    «Pendant neuf mille ans, nous avons vécu ici, dans ce pays. Pendant neuf mille ans, nous avons protégé ce joyau, nous avons gardé ce trésor. On pouvait boire à même l’eau de la rivière, du lac. La forêt était vaste et intacte, les animaux sauvages avaient toute la place nécessaire pour se reproduire, heureux. Nous avions l’intelligence de notre terre, nous en avions toutes les compétences. Nous étions attachés à chacun des arbres de la forêt. Nous parlions aux animaux. Cela fait beaucoup d’attachement. Une branche cassait et nous le savions. Pendant neuf mille ans, nous avons fait de beaux enfants, nous avions des familles, nous avions notre langue, notre savoir, notre foi et notre spiritualité. Puis vous êtes venus, avec vos idées de progrès sous le bras. En l’espace de cent ans, de cent petites années, vous avez détruit les paysages millénaires que nous avions protégés, vous avez coupé à blanc la forêt sacrée. En seulement cent ans, vous avez volé nos enfants pour les maltraiter dans les pensionnats indiens, vous avez tué nos savoirs, vous nous avez enfermés dans des réserves, vous avez pollué tous les cours d’eau. La beauté a disparu, car nous étions beaux, aussi beaux que la nature pouvait être belle. Je dirais même que nous étions parfaits et que nous vivions au paradis sans virus, sans maladie. Comment réparer aujourd’hui les dommages catastrophiques faits à la nature par ce maudit progrès? Nous les Indiens, nous étions des conservateurs de la beauté. Vous, les gens de progrès, vous ne pensez qu’à détruire. Dans ma vie, autour de moi, tout est laid.»

    Discours naïf, manichéen? Bien sûr que non. La présentation de Richard Kistabish a la valeur d’une fable, c’est une fresque métaphorique, qui dépasse largement la question autochtone, celle du von Indien ou du mauvais Indien. C’est un plaidoyer contre la croissance démente, contre l’avidité, contre la dévastation du monde naturel et sauvage. Richard le Jongleur s’adressait à un public québécois et international, il y avait des centaines de personnes à l’écran, des Belges, des Suisses, des Français, des Tunisiens, des Libanais, des Russes. Je ne suis certainement pas le seul à avoir été ébranlé par son discours. La leçon de Kistabish vaut bien celles de plusieurs grands philosophes. Il nous dit que le sauvage est beau. Nous aurions besoin aujourd’hui, nal pris comme nous le sommes, de plus de pensées sauvages, de plus d’espaces sauvages, d’une bonne dose de liberté sauvage. Ne dites jamais «capitalisme sauvage», car cela est une insulte pour le sauvage. Sachons que le capitalisme est démesurément civilisé.

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«Malgré tout ce que les gens disent, à long terme, y’a pas de place pour les animaux sur terre avec nous. Malgré tout ce qu’on dit, y’a pas de place pour les arbres non plus. Y’a pas de place pour rien d’autre que nous, et ce que nous faisons, et ce que nous détruisons. L’être humain détruit, change, aménage, il humanise tout.» ~ Serge Bouchard (1999)

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