30 août 2013

Des chartes de tous ordres

Une charte des valeurs… un État laïque… La religion, la foi, la spiritualité, c’est intérieur. Mais les humains ont besoin de s’identifier, de se démarquer, d’afficher leur appartenance religieuse ou autre.

Les signes distinctifs, pas seulement religieux, courent les rues. Je me souviens que dans les années 50/60 les femmes portaient des foulards noués autour du cou, non pas comme signe religieux, mais parce que c’était la mode (très pratique quand on se promenait en voiture décapotable). Les religieuses portaient des cornettes, les clercs, des soutanes. Personne ne s’en formalisait, ça faisait partie du décor. La communauté hassidique du quartier voisin ne nous saluait jamais; nous faisions pareil. Aujourd’hui, les gens s’habillent n’importe comment. Si les Martiens débarquent sur terre, on va avoir du fun!

C’est sûr qu’un policier est mieux de porter un uniforme, de même qu’une infirmière en milieu hospitalier; c’est une façon de les reconnaître en cas de besoin…
       Par contre, le camouflage complet ou partiel du visage (bizarrement réservé aux femmes) devrait être banni, ici. Je veux savoir à qui j’ai affaire. Ainsi que le port d’une arme quelconque prescrit par une religion ou non. Les institutions gouvernementales devraient être laïques. Nous n’avons pas à subir les rituels de toutes les religions qui coexistent ici. Chacun est libre de suivre les prescriptions de la religion de son choix, mais il n’a pas le droit d’en imposer les dictats (fussent-ils religieux ou civils) aux autres citoyens, ici. Donc les gens qui voudraient intégrer leurs agendas de prières et de congés religieux/civiques (catholiques ou autres) à notre futur système laïque, devraient plutôt s'organiser en privé dans leur communauté. Bref, à Rome comme les Romains, et nous aurons moins de trouble! J

Voici quelques extraits de L’espèce fabulatrice (Nancy Huston); une base de réflexion et de relativisation pertinente au sujet des croyances socioreligieuses et de leurs éclaboussures.

(pp. 81-83)
À un tout petit enfant, on peut apprendre à parler n’importe quelle langue du monde, à chanter n’importe quel air, à aimer n’importe quelle nourriture et à croire en n’importe quel dieu.
       L’esprit humain est comme un disque de cire sur lequel des sillons seront gravés plus ou moins profondément. Les premières empreintes – langue maternelle, histoires, chansons, impressions gustatives, olfactives, visuelles – seront les plus profondes. C’est là la matière même de notre soi.
       Un bébé n’a pas de recul critique. Les premiers sillons l’attachent à ses parents même si ce sont des tortionnaires, et le rendent méfiant vis-à-vis des autres même si ce sont des saints.
       Impossible de surestimer l’importance de ces sillons gravés au cours des premiers mois et années de la vie. Alors, qu’«on» n’est pas encore là pour savoir, ils deviendront le siège de nos émotions fortes, façonnant cette région du cerveau que l’on appellera plus tard «les tripes». (C’est cela qui sera réactivé lorsque, plus tard, on sanglotera en écoutant tel morceau de musique, ou éprouvera le désir de violer un enfant. »
       L’ensemble de ces premières empreintes forment notre culture. Pour chacun et chacune, cette culture deviendra le monde même.

Accueillir un enfant, c’est à travers des histoires, lui ménager une place à l’intérieur de plusieurs cercles concentriques : famille/ethnie/Église/clan/tribu/pays…
       Pour qu’advienne son je, on doit le faire exister au milieu de plusieurs nous. Avec, toujours, plus ou moins proches et menaçants, des ils.
       Tu es des nôtres. Les autres, c’est l’ennemi. Voilà l’Arché-texte de l’espèce humaine, archaïque et archipuissant. Structure de base de tous les récits primitifs, depuis La guerre du feu jusqu’à La guerre des étoiles.
       Osons une tautologie : un groupe est un groupe. Pour sa cohésion et sa survie, il tendra spontanément à se percevoir comme le groupe, et à valoriser sa culture comme la culture. Venant plus tard, les éléments des autres cultures seront automatiquement mis en relation avec celle-ci.
       Comme tous les primates mais plus encore, les humains – fragiles, menacés – ont appris à survivre en s’attachant fortement au nous et en percevant tous les eux comme des ennemis potentiels.
       Oui, car elle est dure, la vie humaine; et nous avons peur. La peur est la réaction normale de tout animal menacé de mort; mais le fait de savoir d’avance qu’on va mourir, et de vivre dans la narrativité, change tout.
       Cela rend notre espèce, en un mot, parano.
       La paranoïa, maladie de la surinterprétation, est la maladie congénitale de notre espèce.

(pp. 85-89)
Comment survivre? En se liant, en se liguant.
       La fonction primordiale des histoires humaines, c’est l’inclusion et l’exclusion.
       Le nous s’instaure et se renforce par le récit bricolé du passé collectif. Par la mémoire, c’est-à-dire par des fictions. La fierté est le lien, le liant. Tout nous s’escrime à être fier d’être ce qu’il est; il le faut, pour la tranquillité et la sécurité des je qui le composent.
       Quand un être humain ne trouve pas de quoi être fier dans les différents nous dont il fait partie, il peut «disjoncter».
       Imaginons par exemple que, dans un pays majoritairement riche, catho-laïque et blanc, où ont immigré des travailleurs pauvres, musulmans et basanés, les fils de ceux-ci ne parviennent à se reconnaître avec fierté ni dans leurs congénères, ni dans les habitants du pays où ils sont nés et dont ils sont citoyens; de graves difficultés seraient à prévoir. L’ardu, avec la fierté, est de trouver la dose juste. Trop de fierté conduit à la violence; trop peu aussi.
       La violence est par ailleurs chérie pour elle-même, car elle est créatrice d’événements, c’est-à-dire d’histoires, c’est-à-dire de Sens.
       Encore aujourd’hui, dans bien des parties du monde, les adultes transmettent aux enfants le message suivant : «Nous seuls sommes humains, parlons une vraie langue et avons une vraie histoire. Ailleurs, on raconte des balivernes, des blasphèmes, etc. – dans d’autres langues – mais ce sont des charabias».
       Avoir peur, se méfier, se dresser contre les autres, être prêt à se défendre contre eux, se raconter des histoires dans lesquelles nous nous confrontons à ces eux menaçants et sortons victorieux de la confrontation : blabla qui a permis la survie de notre espèce.
       Les chimpanzés se liguent pour se protéger aussi, et éprouvent une fierté d’appartenance; mais ils ne se racontent pas éternellement leur généalogie, ni ne transforment en épopées les récits de leurs confrontations anciennes.
       Chaque pays raconte, de son Histoire comme de toutes les histoires, la version qui l’arrange, et qui le montre sous la lumière la plus flatteuse. Certains faits marquants seront engloutis à jamais dans le silence; d’autres, au contraire, deviendront fictions officielles et seront inlassablement soulignés, commémorés, enseignés.
       Quelle est la «véritable» histoire de votre famille, de votre patrie? Vous n’en savez rien, et pour cause. Ce que l’on nous apprend sur la nation, la lignée, etc., n’est pas du réel mais de la fiction. Les faits ont été soigneusement sélectionnés et agencés pour aboutir à un récit cohérent et édifiant. Où sont passés les nuls, les putes, les médiocres, les méfaits, les massacres, les conneries…? Tout récit historique est fictif dans la mesure où il ne raconte qu’une partie de l’histoire. (…) Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de faits; cela veut dire qu’il nous est impossible d’appréhender et de relater ces faits sans les interpréter.

(pp. 91-95)  
Tout Afro-Américain vivant aujourd’hui aux États-Unis, tout juif ou musulman vivant aujourd’hui au Proche-Orient pourrait théoriquement se dire à tout instant : «Bon, cela suffit. À partir de maintenant, je décide que je suis libre et autonome, et que l’héritage de mon peuple, avec ses exploits et ses tragédies, ne me préoccupera plus. Je ne veux plus être déterminé par le passé, je ne veux plus dépendre passivement de mes ancêtres. Je veux – tel le héros d’un roman de Sartre ou de Kundera – choisir ma vie tout seul!»
       S’il ne le fait pas, c’est qu’un tel geste porterait atteinte aux fondements fictifs de son identité : fidélité envers ses parents, ancêtres et coreligionnaires; compassion pour leur souffrance; besoin de transmettre leurs histoires.
       Mais bien sûr, s’il le fait, s’il renonce à ces fictions-là, il ne sera libre que d’en endosser une autre : celle puérile orgueilleuse, de l’individu prométhéen, auto-engendré et autosuffisant.
       (…) Les enfants sont à la merci des fictions que les adultes leur racontent. Ils n’ont d’autre choix que de les prendre pour argent comptant, surtout quand les parents ont l’air de les percevoir comme sacrées.
       Or ces fictions sont biaisées, presque toujours pauvres, et souvent dangereuses.
       Ce n’est que plus tard – et encore, s’il a de la chance – qu’il apprendra à remettre en cause certaines des fictions qu’il a absorbées dans sa prime jeunesse.
       Que veut dire «la chance»? «La chance» veut dire : l’accès à d’autres cultures – dont le caractère fictif nous saute aux yeux et, partant, nous aide à comprendre le caractère fictif de la nôtre – et surtout, dirais-je, l’accès aux romans de ces autres cultures. (…) La majorité des enfants humains n’ont pas cette chance.
       Les mauvaises fictions engendrent la haine, la guerre, les massacres. On peut torturer, tuer, mourir pour une mauvaise fiction. Cela arrive tous les jours.

(pp. 97-111)   
Récapitulons : aux bonobos, aux chimpanzés, la réalité suffit; ils en font sens.
       Aux humains, non; il leur faut un au-delà de la réalité, un en plus ou un ailleurs, un au-dessus ou un au-dessous : le Sens. (…)
      Le ciel, l’enfer, Dieu, l’immortalité de l’âme, les retrouvailles dans l’au-delà : balivernes, si l’on veut… mais qui ont la formidable efficacité, la formidable réalité de l’imaginaire. Tout cela aide effectivement les gens à vivre, à supporter la douleur de la perte, à faire le deuil, à renouveler leurs énergies pour le lendemain.
       Ainsi, il est impossible de dire que Dieu n’existe pas. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il n’existe pas ailleurs que dans les têtes humaines. Mais exister à ce point, dans tant de têtes humaines, c’est énorme comme existence! Ce qui existe dans les têtes humaines existe réellement. Il n’y a qu’à regarder les résultats. Sacrés résultats.
       La foi qu’ont des milliards d’êtres humains en une réalité transcendante les inspire, les soutient et les transforme au jour le jour. Elle peut les inciter à aider les pauvres, ou à s’attacher des bombes autour de la taille pour se faire sauter dans un autobus bondé.
       Dans notre espèce, comme le savait déjà Rousseau, le meilleur et le pire coulent de la même source.

Pour accéder à l’éthique, pour ordonner sa vie parmi ses semblables, l’homme a besoin de voir représenter le bien et le mal. (…)
       …Sur toute la surface de la Terre, dans leur incroyable diversité mais avec une force irrésistible, les croyances au sujet des dieux, des esprits et des ancêtres façonnent les esprits des hommes et soudent les communautés.
       Aucun raisonnement, aucune philosophie, aucun système de lois et de gouvernement, aussi juste et éclairé soit-il, ne peut éliminer les tensions, angoisses et conflits dus au fait que les humains vivent dans le temps, et se savent mortels. (…) Oui, car elle est dure, la vie humaine, et elle n’est pas devenue moins dure chez nous, en pays de Raison, que dans les parties du monde «encore» soumises aux superstitions monothéistes ou païennes.
       Affranchis des croyances de leurs ancêtres, les individus modernes sont non moins obligés de s’accommoder de ce fait désagréable, que la plupart de leurs désirs ne se réalisent pas et ne se réaliseront jamais.
       Comme ils tiennent à ce que leur souffrance ait du Sens, la lumière ne leur suffit pas; Ils ont besoin de comprendre les ténèbres. Ils tiennent non seulement à savoir, mais à croire. C’est pourquoi, dans le monde occidental à partir du XVIIIe siècle, s’est développée toute une culture du mal et du malheur : l’art moderne, depuis le roman jusqu’aux jeux vidéo violents, aux films gore, à la science-fiction, à la pornographie.

L’homme ne vit pas de pain seul, disait Jésus. En effet, c’est le bonobo qui vit de pain seul. L’homme a besoin de pain sensé.
       La foi renforce chaque individu en lui-même, et relie efficacement les individus entre eux. Communion, communication, communauté : c’est ce qui arrive quand des humains se mettent d’accord pour dire que c’est cela, le Sens de la vie… quel que soit le contenu du cela.
       Pourtant, ils se donneront entraide et réconfort au nom du Christ, d’Allah, du Bouddha, etc. L’entraide et le réconfort sont réels. Leurs causes n’on nul besoin de l’être (ailleurs que dans les esprits).
       Jésus, Lao-Tseu, Bouddha, etc., étaient de grands sages. (Sans doute mieux que toute autre doctrine, le bouddhisme dans sa version originelle a pointé les aspects fictifs de l’existence humaine.) Mais, à leur sagesse, les masses préfèrent toujours la soumission, l’obéissance, la conformité aux normes, les rituels, la superstition. (…)
       Le ciel, l’enfer : fictions, certes. On peut s’en indigner : combien de millions de pages gâchées en espoirs et en menaces? Combien de sermons tonitruants infligés à des ouailles terrorisées? Combien de vies passées à espérer… pour rien?
       Mais ce n’est pas pour rien, dans la mesure où ces terreurs et ces espoirs ont donné un Sens à des millions de vies. C’est tout ce qu’on leur demandait.
       Les born-again, aux États-Unis, invitent Jésus dans leur cœur et Le supplient d’en prendre les commandes. Ils s’en remettent à Lui pour toutes leurs décisions difficiles, comptent sur Lui pour les consoler et les rassurer. Ils ne sont pas déçus.
       Oui, toutes ces fictions aident réellement les gens à vivre. «La foi, dit Douglas Kennedy, est peut-être l’élan le plus important de la vie – le moyen fondamental grâce auquel la vaste majorité des gens survivent à chaque journée.»
       Opium du peuple? Si l’on veut. Sauf qu’il n’existe pas de peuple sans opium. Drogues, religion, politique, amour… Innombrables, en vérité, sont les opiums susceptibles de structurer de façon harmonieuse et convaincante notre réalité intérieure… nous aidant, par là, à croire en nous-mêmes, à agir dans le monde, à y déployer notre existence.
       Il faudrait mettre fin à toutes ces bêtises? Et comment? Aucune quantité de Zyklon B n’y suffirait.

On peut déplorer la résignation des croyants, leur fatalisme : «Nous sommes entre les mains de Dieu»; «Tout ce qui arrive, c’est Allah qui l’a voulu»…
       Les généticiens et les sociobiologistes, depuis un siècle et demi, nous parlent d’un autre type de fatalité. Dans les faits, nous disent-ils, il n’y a que le déterminisme, le hasard, et l’interaction infiniment imprévisible entre les deux.
       Le problème, c’est que la survie des humains dépend de leur capacité de vivre en société, et qu’on ne peut pas bâtir une société autour de tels faits.
       Autour de «Nous sommes entre les mains de Dieu», oui!
       Les prêtres racontent une histoire; les généticiens, non.
       Les explications ont deux aspects différents : elles doivent non seulement produire un modèle réel mais convaincre les utilisateurs. Incontestablement, l’approche scientifique « bat » l’approche religieuse pour le premier aspect – mais pas pour le deuxième!
        Nous ne disons plus, d’un malade mental, qu’il est possédé par le diable, qu’on lui a jeté un sort, ou que les humeurs dans son corps sont déséquilibrées. Appliquant une autre grille d’interprétation, nous cherchons dans son roman familial les raisons de sa déraison.
       Certes, par rapport à l’approche religieuse, l’approche psychanalytique a l’avantage de mettre en branle, volontairement notre machine interprétative. Elle sait que le soi est une construction, et cherche à capter dans notre parole sur le rêve, l’enfance, les syndromes de répétition, des traces de ce qui s’est mal embrayé dans la mise en place de ce soi.
       Pour autant, rien ne garantit qu’au bout de dix ans sur le divan, le malade sera mieux dans sa peau que l’adepte illuminé d’une secte religieuse, ou que le fanatique d’une cause politique.
       Par ailleurs la psychanalyse est vulnérable aux mêmes travers que les religions : abus de pouvoir, culte de la personnalité, dogmatisme, veulerie, soumissions, superstitions, rituels loufoques.
       Dans l’esprit de bien des psychanalystes, l’Inconscient occupe la même place que Dieu dans l’esprit des croyants : il explique tout!
       Toutes les explications auxquelles nous croyons confèrent effectivement du Sens à notre vie.

Être juif, c’est une fiction.
Être chrétien, c’est une fiction.
Être musulman, c’est une fiction.
Être hindou, c’est une fiction.
Être vaudouisant, etc. : fictions, toutes.

En soi, aucune de ces fictions n’est bonne ou mauvaise. Mais :
       Les bons juifs et les mauvais musulmans : fiction néfaste.
       Les bons musulmans et les mauvais juifs : fiction néfaste.
       Les bons chrétiens et les mauvais infidèles : fiction néfaste.
       Arché-textes, là encore. Guerres et massacres garantis.

       Le bon Samaritain : fiction faste. Car c’est l’histoire qui, au lieu de se présenter comme une vérité, se présente comme une histoire. Elle contient une vérité, à savoir qu’il nous est loisible de nous identifier à la souffrance des autres, et pas seulement aux nôtres.
       Polythéismes, monothéismes, nihilismes aussi : autant de fabulations qui donnent aux humains une prise sur leur existence.
       Elles ne sont pas vraies, mais cela est secondaire. Elles sont efficaces – dans l’exacte mesure où les adeptes y adhèrent et se comportent en conséquence.
       Il y a donc deux espèces de vérité : celle objective, dont les résultats peuvent être confrontés au réel (sciences, techniques, vie quotidienne) et celle, subjective, à laquelle on n’accède que par l’expérience intérieure (mythes, religions, littérature).
       Aucune religion ne peut fournir une réponse objective à la question de savoir à quelle fin existent l’univers et l’homme. Toutes, en revanche, proposent d’excellentes réponses subjectives.
       Le fait de croire en des choses irréelles nous aide à supporter la vie réelle.

(pp. 114-119)  
Nous tous : «Où j’étais avant de naître, maman? Pourquoi tout le monde il doit mourir, papa?»
       Les autres animaux ne se posent pas ces questions. Ils endurent naissance et mort sans savoir qu’ils sont nés, ni qu’ils mourront.
       D’où l’inépuisable obsession humaine de la sexualité (qui peut conduire à la naissance), de la violence (qui peut conduire à la mort), et de toutes les interactions possibles et imaginables entre les deux.
       Le propre de notre espèce n’est pas qu’elle se livre à la guerre depuis la nuit des temps (les chimpanzés et les fourmis en font autant), c’est qu’elle en fait toute une Histoire… et des millions d’histoires.
       Au départ : des centaines de milliers d’hommes entraînés, rodés, alignés, tirés à quatre épingles, effectuant des gestes à l’unisson, pas de l’oie, gauche, droite, saluts, mouvements aussi impeccablement coordonnés que ceux des danseurs d’un ballet classique, tanks rutilants, acrobaties d’avions, perfection des calculs, minutie des plans de bataille.
       Un peu plus tard : villes calcinées, bâtiments effondrés, montagne de gravats, terres empoisonnées, chaos de corps mutilés, déchirés, écrabouillés, coulant de partout, larmes, pisse, merde, vomi, fleuves de sang, visages arrachés, intestins dégoulinants, lambeaux de chair mêlés à la boue.
       Et après : médailles, statues, monuments, nouveaux défilés pour commémorer la victoire, nouveaux rituels pour honorer ceux qui ont fait le sacrifice ultime, nouvelles épopées pour consigner ces événements si marquants de notre vie collective et confirmer ainsi notre appartenance.
       Oui : l’une des fonctions fondamentales de la guerre humaine est bien d’engendrer des récits palpitants, bouleversants, mémorables. On ne se lasse jamais de la raconter, de la regarder, de la commenter. Épopées, pièces de théâtre, romans, films de fiction ou documentaires, reportages, journaux télévisés…
       Nos pensées sont réelles. Une réalité psychique est une réalité effective et efficace. Les chimères nous permettent de tuer. Elles ont donc de la réalité.
       Les animaux ne fonctionnent pas ainsi. Il faut cesser de dire, au sujet des êtres humains se livrant à des massacres ou à des orgies, qu’ils se comportent «comme des animaux», voire «pire que les animaux». Cela n’a tout simplement rien à voir. À la faveur de la guerre, l’homme joue son animalité, sa «sauvagerie»; les animaux n’en ont pas besoin. Aucun animal ne fait le mal pour le mal – ni, du reste, pour le bien.

(pp. 125-126)  
Le but de la guerre, pour chaque côté : détruire la contenance de l’autre, semer la zizanie dans ses certitudes identitaires. Dans la déportation, l’esclavage, le génocide, les victimes doivent être dépouillées au préalable de leurs histoires.  
       Rien de plus déstabilisant, de plus insécurisant, de plus affolant pour l’individu que de voir brusquement dispensées, tel un jeu de quilles, toutes ses assises identitaires. Plus de maison, plus de ville, plus de métier, plus d’habits, plus de cheveux, plus de lunettes…
       Le nom remplacé par un numéro.
       Les familles séparées, les langues mêlées…
       Dans ces conditions, il est très difficile de préserver une contenance.
       Avant de mourir, l’on est déjà mort à soi.
       Vous étiez rabbin? chef? professeur? mère de famille? grand comédien? Vous n’êtes plus rien de tout cela, regardez, vous êtes ridicule, une poupée, une chose à ma merci… Et, pour finir : une chose, réellement. Tas de chair sanguinolent. Poussière. Et moi : héros. Et mon pays : vainqueur.

Nancy Huston
L’espèce fabulatrice
Acte Sud / Leméac; 2008

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