Le mouvement de contestation sociale «Occupy» célèbre son
premier anniversaire en ce lundi 17 septembre. J’en profite pour mettre à la
une un ouvrage que j’ai déjà recommandé dans mon blogue «L’art est dans tout».
Il s’agit de La juste part, Repenser les inégalités, la
richesse et la fabrication des grille-pains par David Robichaud et Patrick
Turmel. L’ayant relu une deuxième fois, j’insiste : tout le
monde devrait le lire! À commencer par les gouvernants, les entrepreneurs et
les économistes. Et pour vous y inciter, je vous propose le dernier chapitre de
ce brillant exposé des plus accessibles au commun des mortels. Une centaine de
pages où chaque phrase vaut son pesant d’or – vendu à 9,95$, ce qui ne devrait
pas vous ruiner :o)
Pourquoi l’égalité
profite à tout le monde
De la fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’aux années
1970, le sort de la majorité de la population s’est amélioré de façon à peu
près constante. Mais depuis les années 1970, alors que les revenus du 1% ont
bondi de façon spectaculaire, le revenu médian des foyers canadiens n’a pas
augmenté. Il a même légèrement diminué.
Pourquoi s’en
plaindre? Après tout, si personne n’a volé ou exploité qui que ce soit, cette
situation est efficiente : certains
ont beaucoup plus, sans que les autres n’aient vraiment moins. C’est de cette
façon que nous devrions évaluer la situation actuelle selon la théorie
économique traditionnelle.
Dans les 15 ou
20 dernières années, de nombreuses études dans le champ de l’économie
comportementale sont toutefois venues bousculer cette façon de voir les choses.
Elles se sont entre autres intéressées à la question du lien entre la richesse
et cette chose que nous recherchons avant tout : le bonheur. La conclusion
de ces études est que, dans les pays développés, ce qui compte du point de vue
du bonheur ou du bien-être de l’individu, ce n’est pas la richesse absolue, mais la richesse relative eu égard à celle des autres.
Dans The Spirit Level, un livre fort
important sous-titré; «Pourquoi l’égalité profite à tout le monde», les
épidémiologistes Richard Wilkinson et Kate Pickett partent de ce point de
départ pour conclure que, dans les pays développés, le niveau de bonheur d’une
société est intimement lié à son niveau d’égalité. Ou, plus précisément, que ce
qui importe pour le bien-être et la santé d’une population n’est pas sa
richesse absolue, mais une certaine égalité entre ses membres.
Pour parvenir à
cette conclusion, les auteurs ont analysé les données d’une vingtaine de pays
développés, de façon à évaluer la présence de problèmes sociaux qui frappent
plus souvent les membres moins favorisés de la société : problèmes de
santé mentale, dépendance aux drogues et à l’alcool, espérance de vie moins
élevée, obésité, performances scolaires faibles, grossesse à l’adolescence,
homicides et autres formes de violence, emprisonnement et faible mobilité
sociale.
Dans une
société donnée, ces problèmes sociaux sont étroitement liés aux revenus :
moins les gens sont riches, plus ils sont à risque. Ce qui est fascinant, c’est
que l’on observe ce phénomène peu importe le revenu le revenu moyen du pays
concerné. Ce qui rend une personne à risque, ce n’est pas d’être pauvre en
termes absolus, c’est d’être plus pauvre
que les autres membres de sa société.
En d’autres
termes, c’est l’importance des inégalités entre les citoyens dans une même
société qui permet le mieux de prédire la présence et la gravité de ces
problèmes.
À peu près tous
les problèmes sociaux associés aux groupes défavorisés sont davantage répandus
et plus graves dans les sociétés plus inégalitaires. Et ce, de façon très
importante. La suite de l’étude a permis de conclure, en revanche, que plus un
pays est égalitaire, mieux il excelle sur le plan de la santé et du bien-être
de sa population générale.
En effet, ce ne
sont pas seulement les moins favorisés qui profitent de sociétés plus
égalitaires, mais bien la grande majorité de la population. Dans une société
plus égalitaire, la plupart vivent un peu plus longtemps, sont moins
susceptibles de souffrir d’obésité ou de dépendance à l’alcool, leurs enfants
sont sans doute un peu mieux éduqués, ils courent moins de risques d’être
victimes de violence, de se retrouver dans un gang ou d’être parents à l’adolescence.
Voilà déjà une
bonne raison de favoriser des politiques égalitaires.
Il existe une
autre raison pour laquelle la richesse ne mène pas nécessairement au bonheur. C’est
que nos préférences et nos rêves s’adaptent à nos moyens financiers.
Rappelez-vous
ce dont vous rêviez lorsque vous étiez étudiant. Une fois sur le marché du
travail, ces rêves ont été remplacés par d’autres, en partie déterminés par
votre nouvelle situation socioéconomique.
La plupart des gens interrogés sur le montant
dont ils auraient besoin pour mener une vie satisfaisante répondent, tous revenus confondus, qu’ils
aimeraient gagner 40% de plus. Notez que ce phénomènes ne s’observe pas quechez
les pauvres ou chez les membres de la classe moyenne. Dans Le temps des riches, Anatomie d’une sécession, Thierry Pech cite ne
autre enquête dans laquelle on apprend que lorsqu’on demande aux personnes dont
le capital (US) «quelle fortune serait nécessaire
pour qu’ils se sentent vraiment à l’aise, ils indiquent tous une somme
avoisinant le double de leur patrimoine». Peu importe que ces gens «valent» un
ou 10 millions.
Comment
expliquer ce phénomène?
Il faut
comprendre qu’une fois satisfaits certains besoins de base, ce que nous
identifions comme nos besoins et la façon convenable de les assouvir dépend
fortement du contexte de référence et de comparaison dans lequel nous nous
trouvons.
Par exemple, qu’est-ce
qu’un logement convenable pour une famille de quatre personnes? Tout dépend du
contexte! Il n’existe pas de réponse objective à cette question. À Manhattan,
un grand quatre pièces parait raisonnable pour y vivre avec sa famille. Dans
une banlieue québécoise, un appartement de taille semblable semblera inadéquat
pour un célibataire ou un jeune couple, mais pas pour une famille. Même
superficie, contextes différents.
Notre contexte
influence et conditionne tous nos choix de consommation. Il n’existe pas de
prix objectivement juste pour un mariage, un téléphone cellulaire, un cadeau
pour notre belle-mère, un complet, un téléviseur ou un café. Tout dépend de ce
que les autres dépensent pour les
mêmes articles. Il se dégage un standard, une norme plus ou moins précise qui
diffère d’un milieu à un autre. Payer 6$ pour un café, 700$ pour un téléphone
ou 350 000$ pour un condo de 900 pieds carrés ne fait plus sursauter les
jeunes professionnels montréalais. Un standard s’est installé, et si tous n’ont
pas les moyens de se le permettre, c’est un prix jugé convenable par plusieurs,
alors qu’il semblerait sans doute aberrant dans un milieu plus modeste. C’est à
partir de ce type de standard que nous prenons nos décisions économiques.
En quoi est-ce
que les inégalités croissantes posent problème, de ce point de vue?
L’économiste
Robert Frank démontre que les changements dans les habitudes de consommation d’un
groupe situé au haut de l’échelle sociale modifient le cadre de référence du
groupe se situant juste en-dessous, ce qui provoque une cascade de
consommation. Nous nous comparons bien sûr d’abord avec nos «semblables», ou
avec les membres de notre cercle professionnel, social ou familial, et pas
directement avec les plus riches. Mais les choix de ces derniers, croit Frank, affectent
le comportement de consommation de la classe moyenne par une chaine de «comparaisons
locales».
Une des
conséquences du fait que les plus riches se sont beaucoup enrichis est qu’ils ont modifié leurs habitudes de
consommation : ils dépensent plus. Ils ont de plus grosses maisons, de plus grosses voitures, dépensent davantage
dans l’organisation de soirées ou pour le mariage de leurs enfants. Mais il y a
un groupe, tout juste en-dessous des « super riches », qui gravitent
autour de ces derniers et dont le cadre de référence change en conséquence de
ces nouvelles habitudes de consommation. Pour ne pas se sentir déclassés, eux
aussi vont dépenser plus que avoir une plus grosse maison, une plus grosse
voiture, un plus beau mariage pour leur progéniture… De ce fait, le groupe tout
juste en-dessous de ce second groupe voit aussi son cadre de référence modifié,
et ainsi de suite, jusqu’aux membres de la classe moyenne, qui doivent dépenser
plus aujourd’hui qu’hier, simplement pour maintenir leur position sociale. Les
comportements des plus riches ont donc, à travers plusieurs intermédiaires, un
impact sur les habitudes de consommation de la classe moyenne. Une statistique
américaine incroyable va dans ce sens : la nouvelle maison médiane aux
États-Unis est aujourd’hui plus de 30% plus grosse qu’il y a trente ans. Les
plus riches, profitant d’un enrichissement substantiel, ont investi dans des
maisons immenses. Ils ont donc modifié le standard de ce qu’est une «maison de
prestige». Les gens légèrement moins riches ont alors considéré qu’il était
légitime de s’installer dans une maison légèrement moins grande que celle des «super
riches.» Et ainsi de suite jusqu’aux moins bien nantis, qui eux aussi ont vu le
standard de la résidence modeste gagner en superficie.
Or, ces
investissements et ces dépenses plus importantes n’ont pas eu pour effet d’augmenter
le bonheur général. Avoir une plus grosse maison ou un plus bel habit ne rend
personne plus heureux, si tout le monde autour de nous a une aussi grosse
maison ou un aussi bel habit. L’accroissement des inégalités a simplement eu
pour effet de modifier à la hausse les standards de toutes les classes
sociales.
Mais l’économie
ne s’en porte pas mieux et les Canadiens ne sont pas plus riches. Tel que
mentionné, le revenu médian n’a à peu près pas bougé depuis 30 ans. Les
Canadiens ont donc dû faire des choix : afin de vivre dans une grande
maison, ils ont dû quitter la ville-centre pour la banlieue, payer davantage
pour une voiture «convenable» et pour des biens de luxe qu’ils jugent
appropriés à leur situation socioéconomique.
Ces choix
impliquent moins d’économies, plus d’endettement, moins de loisirs et plus de
temps passé dans la congestion automobile soir et matin. Pas exactement la
recette du bonheur. En ce sens, et plusieurs études l’ont démontré, l’augmentation
des inégalités est une cause de stress importante. Les gens ne sont pas plus
heureux maintenant. Et avec le taux d’épargne moyen négatif pour les Canadiens
depuis 2005, nous pouvons nous attendre à ce que leur bonheur n’augmente pas à
la retraite!
Cela n’a rien à
voir avec le fait que les individus sont plus snobs ou de moins en moins «raisonnables».
Le standard change. Lorsque plusieurs personnes paient 6$ pour un café, en
choisir un à 5$ semble raisonnable. Lorsque plusieurs personnes autour de vous
ont un téléphone intelligent à 700$, choisir le modèle à 400$ semble
raisonnable. Lorsque la plupart de vos amis vivent dans 900 pieds carrés et ont
des hypothèques de plus de 350 000$, il est raisonnable de vivre dans 800
pieds carrés avec une hypothèque de 300 000$. De la même façon, lorsque
les gens autour de vous travaillent 50 heures par semaine, font deux heures de
route soir et matin ou n’ont pas de placements, il est facile d’être convaincu
que tout cela est parfaitement raisonnable…
Le problème, c’est
que, par définition, le standard n’est pas très excitant. Il ne permet à
personne de se distinguer et en vient donc à être perçu comme un besoin, et non
pas une gâterie. Une large portion de la population sacrifie donc beaucoup pour
s’offrir ce qui est approprié à sa condition socioéconomique, mais ces biens n’ont
finalement rien de spécial ni de très enthousiasmant. L’augmentation des prix
des standards propres à leur classe socioéconomique ne les rend pas plus
heureux, elle ne les rend que plus pauvres.
L’adoption de
politiques néolibérales favorise donc les inégalités, qui à leur tour rendent
les gens moins heureux. Une distribution plus égalitaire des revenus
permettrait d’améliorer le niveau de bonheur de tous les citoyens.
La croissance
des inégalités expliquerait d’ailleurs aussi la crise économique de 2008. En
fait, plusieurs économistes ont suggéré un parallèle entre cette crise et la
grande crise de 1229. C’est notamment le cas de Michel Kumhof, économiste en
chef au Fonds monétaire international. Les deux grandes crises du dernier
siècle, celle de 1929 et celle de 2008, ont été précédées par une augmentation
très importante de l’endettement dans les foyers les plus pauvres et ceux de la
classe moyenne. Les inégalités se sont accrues, encourageant le surendettement,
jusqu’à ce que ce dernier ne paraisse plus soutenable et que la crise frappe de
plein fouet.
Nous pouvons
critiquer la régulation insuffisante du système financier ainsi que la trop
grande disponibilité des prêts hypothécaires pour des individus qui n’en
avaient pas les moyens. Mais c’est aussi la demande pour ces prêts qui a
alimenté la crise. Les inégalités croissantes ont fait grimper les prix des
maisons et ont fait en sorte qu’un nombre grandissant d’Américains ont dû s’endetter
davantage simplement pour maintenir leur position socioéconomique. Pour Michel Kumhof,
aucun doute possible : la solution pour éviter une nouvelle crise passe
nécessairement par la réduction des inégalités.
Plusieurs d’entre
nous n’ont pas besoin de tels arguments pour souhaiter davantage d’égalité,
mais ceux qui n’ont pas particulièrement d’attrait pour l’égalité, ou qui ne
trouvent ni inéquitable ni indécent le fait que les hauts dirigeants d’entreprises
aient un revenu qui soit quelques centaines de fois plus élevé que celui de
leurs employés, devraient su moins maintenant avoir une justification
rationnelle pour la favoriser.
http://www.david-robichaud.com/
COMMENTAIRE
Rien n’a changé depuis des temps immémoriaux…
La parodie «Les bobos» à Télé Québec dépeint le phénomène exposé
précédemment : un petit couple de «bonne conscience», cool et in, vivant selon
les normes d’un quartier à la mode, réputé pour son snobisme intellectuel, sa
culture superficielle et son standing socioéconomique à la remorque des «marques»…
À voir si vous avez accès à la zone, c'est à se tordre :-)
Ah, la comparaison! Comparaison au plan de l’apparence
physique, de l’intelligence, de la culture, de la réussite sociale, des
possessions, etcetera. On retrouve cette peste sociale à tous les niveaux, tant
dans les villages que les mégapoles, ouvertement ou subtilement poussée à grand
renfort de marketing, branding et pub...
Le contentement et la simplicité volontaire ne font pas
rouler l’économie, mais ils nous font vivre
très décemment… Pour avoir connu les deux versants de la montagne, par choix, je
sais qu’au bout du compte, ce sont les rapports humains
bienveillants et sincères, les amitiés, la coopération et le «care» de soi et
des autres qui nous rendent le plus heureux, quel que soit notre pécule. C’est trop
simple, personne n’en veut!
Et pendant cette course à la croissance, un milliard de
personnes ne mangent pas à leur faim sur la planète… Si la simplicité
volontaire vous intéresse vous aimerez peut-être :
http://situationplanetaire.blogspot.ca/2012/06/refonte-1.html
http://situationplanetaire.blogspot.ca/2012/06/refonte-2.html
Aucun commentaire:
Publier un commentaire