«Ailleurs,
chez moi» : Douglas Kennedy et les États désunis d’Amérique
Entrevue par Christian Desmeules; Le
Devoir, 2 novembre 2024
À la veille de l’élection présidentielle
qui tient depuis quelques mois le monde en haleine, les États-Unis ont rarement
paru aussi divisés au cours de leur histoire. Comment le pays en est-il arrivé
là ? Les Américains pourront-ils s’en sortir ?
C’est un peu pour prendre à bras-le-corps ces « questions passionnantes
» que Douglas Kennedy a voulu faire Ailleurs,
chez moi, un récit en partie autobiographique à travers lequel le romancier
de L’homme qui voulait vivre sa vie
et de La poursuite du bonheur
(Belfond, 1998 et 2001) ausculte aujourd’hui son pays.
L’écrivain, revenu s’installer aux États-Unis en 2011 après avoir vécu
plus de trente ans à Dublin et à Londres, ne s’en cache pas : il a l’impression « tenace » que les
États-Unis foncent à « pleins gaz dans l’obscurité vers un précipice, un point
de non-retour ».
« Nous sommes en ce moment à une frontière », confie en français Douglas
Kennedy, 69 ans, joint à Cassis, tout près de Marseille, quelques jours avant
la 47e présidentielle américaine. « Pour moi, historiquement, le siècle américain a commencé après la Deuxième Guerre
mondiale et s’est terminé en 2016 avec l’élection de Trump. J’ai décidé de
créer quelque chose d’assez autobiographique, mais d’utiliser des aspects de ma
vie pour illustrer l’état de notre pays. »
Et pour cela, il a choisi de s’emparer de quelques thèmes. Le rôle de
l’argent comme religion civile. Le pouvoir immense des évangélistes aux
États-Unis, « pays préféré de Dieu », un pouvoir « impossible à imaginer au
début des années 1980 », croit-il. Mais aussi le conformisme de la société
américaine, le jazz et l’idée de la route comme métaphore de la liberté, qui
s’incarne en littérature avec Jack Kerouac.
Celui qu’on présente parfois comme « le plus français des écrivains
américains » ne cache pas son inquiétude quant à l’avenir de son pays, mais il
la tempère à sa façon. « J’ai une hypothèse au sujet de la vie : tout est
supportable avec un billet aller-retour », lance-t-il dans un grand rire.
Deux
pays en un
Revenu vivre aux États-Unis après son
divorce, l’écrivain a aujourd’hui sa résidence principale dans le Maine. Marié
durant quelques années avec une psychanalyste montréalaise, il raconte avoir
aussi passé beaucoup de temps dans la métropole québécoise. « Si les choses
deviennent vertigineuses aux États-Unis, j’ai des options », avoue-t-il, lui
qui vit la moitié de l’année en Europe et possède également la citoyenneté
irlandaise.
« Être Américain de nos jours, écrit-il, c’est se surprendre
régulièrement à songer : il y a deux pays à l’intérieur de nos frontières, et
ils se vouent une haine farouche », écrit Douglas Kennedy. Une division,
radicale et profonde, qui lui inspire « un immense malaise et une profonde
tristesse ».
New-Yorkais pur jus, malgré ses années à l’étranger, l’homme a grandi
dans les quartiers de l’East Village et de l’Upper West Side, qui lui « ont
fourni très tôt un contrepoids à cette hystérie familiale typique du milieu du
siècle », écrit-il. Les lecteurs reconnaîtront ici et là quelques éléments
autobiographiques qui ont pu se glisser déjà dans certains de ses romans.
À l’évidence, l’écrivain pose dans Ailleurs,
chez moi un regard nostalgique sur les États-Unis de sa jeunesse et sur une
ville, New York, qui lui a offert, à travers sa scène culturelle effervescente
et son cosmopolitisme tourbillonnant, de multiples issues de secours à une
époque où il en avait particulièrement besoin.
À commencer par le jazz et le Village Vanguard, cette petite salle mythique
qui est un peu le « Carnegie Hall » du jazz, là même où Douglas Kennedy raconte
avoir serré à 16 ans la main du grand pianiste Bill Evans un soir de décembre
1971. « Chaque fois que j’écoute du jazz au Vanguard, je deviens quelque chose
qui d’habitude ne me ressemble pas : un Américain fier de l’être. »
« J’ai peur de mon pays. Mais
je pense que nous sommes dans une situation pleine de nuances. Au Kansas, par
exemple, il y a Kansas City, c’est la ville du blues, architecturalement, c’est
intéressant. Et au milieu de nulle part, dans un village très chouette, j’ai
trouvé une superbe petite librairie. »
Pour lui, il est clair que l’argent est le baromètre de la vie aux
États-Unis. Conscient d’avoir échappé au conformisme de la société américaine,
contrairement à certains camarades de collège qui ont vite été rattrapés,
raconte-t-il, Douglas Kennedy la commente à travers la lecture de romans comme Grand-Rue (1920) et Babbitt (1922) de Sinclair Lewis, prix Nobel de littérature en
1930, ou La fenêtre panoramique
(1962) de Richard Yates.
Wyoming, Texas, La Nouvelle-Orléans : Ailleurs, chez moi est aussi traversé de quelques séjours dans le
Midwest réalisés en 2021 pour le compte du Journal du dimanche en France, à
travers lesquels l’écrivain a pris la
mesure des profondes divisions à l’intérieur du pays. Mais a aussi constaté
à quel point la route agit comme un antidote.
Le dernier roman de Douglas Kennedy, Et c’est ainsi que nous vivrons
(Belfond, 2023), n’était pas une proposition particulièrement optimiste quant à
l’avenir des États-Unis. Dans cette dystopie, tel un prophète de malheur, il
imaginait en 2045 un pays aux frontières redessinées par une nouvelle guerre de
sécession. D’un côté, liberté de mœurs et technosurveillance constante. De
l’autre, un monde où des valeurs chrétiennes fondamentalistes font la loi. (1)
Champagne
ou whisky ?
Depuis quelques mois, l’écrivain
commente l’élection présidentielle et la vie politique américaine dans les
pages de La Tribune dimanche en France. « En vérité, je lis tout le temps, dit
Douglas Kennedy. Je le répète toujours aux jeunes écrivains : il faut lire
deux-trois journaux par jour. Il faut savoir comment l’argent marche dans le
monde. Il faut avoir une grande curiosité. »
« Et la situation est grave. Je n’ai
aucune idée du résultat. On verra. Mais si
on réélit un homme comme ça, un voyou, un criminel reconnu coupable de 34
délits au fédéral, jugé coupable de viol dans un procès civil, en plus du fait
qu’il a essayé de faire un coup d’État le 6 janvier 2021… C’est absolument
extraordinaire. Et selon les sondages, entre 45 et 47 % de mes compatriotes vont voter pour ce connard total. Et ça, c’est hallucinant. »
Sous le rire de Douglas Kennedy perce un
réel pessimisme, même si l’écrivain se veut confiant. « Je suis lucide. Il faut
rester optimiste. Il y a des cycles historiques et peut-être que les choses
vont changer. »
Invité de La grande librairie,
l’émission littéraire diffusée chaque semaine sur France 5, qui se mettra à
l’heure américaine pour son édition du 6 novembre, Douglas Kennedy sera à Paris
le soir des élections.
Il sait qu’il devra rester sage, mais ne
peut s’empêcher de se faire aussi quelques scénarios. « On va dire ça : chez
moi, dans le 10e arrondissement, le matin du 6, j’aurai une bouteille de champagne
à gauche et une bouteille de whisky à droite. J’espère que je vais me tourner
vers la gauche, mais j’ai peur. »
Ailleurs, chez moi
Douglas Kennedy, traduit par Chloé
Royer, Belfond, Paris, 2024, 264 pages
https://www.ledevoir.com/lire/822864/ailleurs-c-est-moi-douglas-kennedy-etats-desunis-amerique?
(1)
Et
c’est ainsi que nous vivrons est un brillant roman d'anticipation (qui n'est
plus de l'anticipation depuis hier 6 novembre 2024)! Un suspense extrêmement
prenant. J'avoue humblement avoir poussé un cri à l'un des nombreux rebondissements (d'habitude ça m'arrive au cinéma, mais pas en lisant un livre!...).
Douglas Kennedy poursuit donc son observation
d’une Amérique plus divisée que jamais.
Août 2045. À la suite d’une nouvelle
Sécession, l’Amérique s’est scindée en deux.
D’un côté, la République affiche son progressisme et sa liberté de mœurs,
au prix d’une surveillance totale de sa population.
De l’autre, la Confédération s’est constituée en théocratie puritaine,
où le blasphème et l’avortement peuvent conduire au bûcher.
C’est là, justement, que doit s’infiltrer l’agent Samantha Stengel –
pour un assassinat ciblé. Une mission fratricide à plus d’un titre, dans les
fractures secrètes de ces États-Désunis…
« Une fiction d’anticipation aux
interactions si contemporaines qu’on s’enroule dedans comme dans un beau
cauchemar. » (ELLE France)
~~~
Les hommes ont peur de la lumière
(Note perso) Dans ce roman, Douglas Kennedy s'attache à la crise entourant l'avortement. Ce n'est pas de la science-fiction.
Pour ma part, j'ai vu un documentaire où un médecin qui pratique l'avortement raconte
qu'il a subi plusieurs agressions et menaces de mort. Il affirmait qu'il
portait une veste pare-balles pour se rendre à la clinique, stationnait derrière sa maison dont il fermait
tous les rideaux lorsqu'il rentrait chez lui le soir! Et, il faut voir les Évangélistes qui s'agglutinent comme des teignes autour des femmes qui se rendent à une clinique d'avortement, avec des dépliants de propagande visant à les convertir et soi-disant leur épargner le feu de l'enfer. De vrais
fanatiques. Hé! si quelqu'un veut aller en enfer ça ne les regarde pas. Comme disait Mark Twain, ça doit être plus amusant que le paradis.
Résumé : L'action se passe à Los Angeles et l'Amérique est rongée par la crise… À mi-chemin entre roman noir et chronique
sociale, Les hommes ont peur de la
lumière est surtout le bouleversant portrait d’un homme bien, piégé par la
violence.
Un après-midi calme et ensoleillé, un
bâtiment en apparence anonyme et soudain, l’explosion d’une bombe.
L’immeuble dévasté abritait l’une des rares cliniques pratiquant
l’avortement. Une victime est à déplorer et parmi les témoins impuissants,
Brendan, un chauffeur Uber d’une cinquantaine d’années, et sa cliente Elise,
une ancienne professeure de fac qui aide des femmes en difficulté à se faire
avorter.
Au mauvais endroit au mauvais moment, l’intellectuelle et le
chic type sans histoires vont se retrouver embarqués malgré eux dans une
dangereuse course contre la montre. Car si au départ tout semble prouver qu’il
s’agit d’un attentat perpétré par un groupuscule d’intégristes religieux, la
réalité est bien plus trouble et inquiétante…
Tout à la fois thriller haletant et chronique d’une Amérique en crise, Les hommes ont peur de la lumière est
surtout le puissant portrait d’un homme et d’une femme qui, envers et contre
tout, essaient de rester debout.
COMMENTAIRE
En bonne inconditionnelle de Douglas
Kennedy, j'ai lu ces deux romans, non-stop. Je suis même en train de relire Les hommes ont peur de la lumière.