16 janvier 2023

De la laideur des réseaux sociaux et des autoroutes

En ces temps troublés où Internet est envahi par toutes sortes d'internautes malveillants et haineux, la réflexion de Serge Bouchard sur les réseaux sociaux et les influenceurs devrait nous aider à garder de la distance (Le silence de la chouette).  

«Avant les médias sociaux y'avait autant d'épais, mais on ne les voyait pas. Plus t'es cave, plus t'as de visibilité.» (Guy Nantel, humoriste)

L'influenceur ultra toxique Andrew Tate a récemment été arrêté en Roumanie, ainsi que son frère Tristan et deux citoyennes roumaines, pour des soupçons de trafic d'êtres humains, de viol, de proxénétisme, et la formation d'un groupe criminel organisé agissant en Roumanie, en Grande-Bretagne et aux États-Unis.  

      Sur son site l'homme révélait des détails sur la séquestration et les agressions présumées subies par les victimes. Elles auraient été «amenées et hébergées de force dans des immeubles, soumises à des actes de violence physique et de coercition mentale, forcées à se livrer à des actes pornographiques en vue de produire et de diffuser ce contenu via des plateformes de médias sociaux […]».

      Ce monstre avait des propos masculinistes (incel), misogynes, homophobes et racistes propres à inciter la haine. Le gourou pour hommes en détresse répandait la haine des femmes. Il publiait des pensées nauséabondes et dangereuses telles que «il faut dominer sa femme et puis tu l’attrapes, tu lui mets une gifle, tu l’étrangles et tu baises». Ses 33 bagnoles de grand luxe ne l'aideront pas à éviter la prison.

       Avec ses 3 millions de suiveurs, Tate était la terreur des parents. Ce criminel aurait dû être banni du Web à perpétuité, comme on condamne un criminel à la prison à vie.  

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Source des extraits : La prière de l'épinette noire; Serge Bouchard (1947-2021); Les Éditions du Boréal 2022

Le silence de la chouette (P. 44/46)

Chacun a sa petite idée sur la marche du monde. Lorsque ces petites idées trouvent une voie royale pour se faire entendre – je parle d'Internet –, cela donne une cacophonie de première. C'est bien cela, les réseaux sociaux. Penchés sur leur clavier, les humains deviennent comme des étourneaux qui caquettent sur un fil. Ils s'excitent les uns les autres, ils picossent sans savoir, il suffit que l'un s'envole pour que tous les autres le suivent, tournoyant dans le ciel en formant un nuage intimidant, exécutant la danse des oiseaux noirs, jusqu'à ce que l'étourneau influenceur revienne se poser sur le fil, suivi de tous les autres qui se remettent à caqueter sur un nouveau sujet. Concert de clics : cette bande malfaisante ne chante pas, elle crie. La journée passe ainsi sans que rien se règle, mais, entre le soleil du matin et le soleil du soir, il s'en est dit, des couacs et couics. Tout ce bruit n'est pas innocent, il vise à enterrer le chant du cardinal, à intimider le grand corbeau, à silencer la chouette. Mais cette dernière a déjà compris, elle se tait sur sa branche, les deux yeux grands ouverts. Elle n'en pense pas moins.

Réseau social de corneilles noires

… Claude Lévi-Strauss a fait l'objet de remarques négatives de la part de Jean-Paul Sartre agacé par cet anthropologue qui lui faisait de l'ombre au sommet du palmarès des grands penseurs français. Lévi-Strauss n'a jamais répondu à ces attaques, il n'a jamais mentionné Sartre dans ses écrits. Il l'a totalement ignoré. Autrement dit, il a refusé un dialogue mal engagé, un dialogue où l'une des parties respirait la mauvaise foi. Après tout, la gauche sartrienne a sanctionné la pensée, toute la pensée pendant une génération. Sartre fut, pendant vingt-cinq and, l'étourneau influenceur des grands boulevards de Paris. L'excité du bocal, disait Jean Genet. Imaginez la police sartrienne sur Twitter. […]

Lorsque l'humain devient vieux, il ne désire plus parler aux humains. Les dialogues de sourds ne l'intéressent plus. Les vieux préfèrent le silence, ils dialoguent avec les chats, les chiens, les perruches, ou même une mouffette de compagnie. Tout sauf un humain. Il y a plus de sens dans l'œil d'un chat tranquille que dans l'enfer criard des perroquets du Net. Je me vois dans ma chambre, dans ma chaise de lecture, terminant un ouvrage savant sur l'histoire véritable de la Louisiane, avec, tout près de ma lampe, une chouette lapone sur son perchoir, confidente tranquille, oiseau philosophe qui me rappelle la pénombre d'un vieux grenier, le souvenir d'une vieille grande, le secret d'un vieux clocher, le silence d'un sous-bois, bref, la réminiscence d'une pensée profonde… ce qui est le contraire d'une petite idée.

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L'autoroute 20 est d'une laideur agressive… Mais l'autoroute 15 est tout aussi moche que la 20 sinon plus! Entre Montréal et Val-David (Hautes Laurentides), les deux côtés de la 15 ont été entièrement déboisés. On ne voit que des parcs immobiliers et des centres commerciaux hideux. Rien d'autre. C'est en effet déprimant.

«Là où le beau propose des proportions harmonieuses, le laid propose le dérèglement jusqu’au monstrueux, là où le beau offre l’équilibre, le laid se complait dans le désordre, là où le beau invite au plaisir, le laid provoque le dégoût.» (Sauvons l'art!)

Un ministère de la Beauté (P. 171-176)

Avons-nous jamais eu une agence de la protection de nos paysages naturels? Y a-t-il quelque part un office de la promotion de la beauté du bâti humain? La route 20 entre Montréal et Québec serait plus belle si on l'appelait l'autoroute du Pays de l'aube ou encore la route des Bois-Francs, et surtout, si le ministère des Transports avait eu en 1965 un bureau de l'Esthétique générale des voies publiques qui aurait eu l'idée de planter des feuillus précieux le long des voies rapides, des chênes ou des hêtres qui auraient aujourd'hui plus de soixante ans. On aurait aussi pu construire de magnifiques haltes routières regroupant discrètement tous les services – essence, café de qualité, restaurations réfléchie –, avec des panneaux expliquant la géographie et l'histoire des lieux. […]

Le Madrid, un centre de dinosaures en plastique en bordure de la 20.

Mais non, nous n'avons rien à montrer ni rien à dire. On l'appelle seulement la 20. Le mieux que nous ayons pu inventer dans l'ordre de l'imaginaire a été de la baptiser autoroute Jean-Lesage, ce qui n'est pas pour remonter le moral d'un coup. Le seul repère culturel à s'être établi là au fil des ans, c'est le Madrid, un centre de dinosaures en plastique. Ce qui est déprimant déprime. La route 20 est la colonne vertébrale du Québec politique, artistique, consultant, créatif et tutti quanti. Tant et tant de gens font des voyages aller-retour sur la Grande Interminable, pour une réunion, pour un boulot, pour une idée, pour un rendez-vous. L'autoroute des ministres, pourrait-on dire. Mais serait-ce possible que ce désert routier, cette route aussi fréquentée qu'abandonnée, soit pour quelque chose dans la morosité politique de notre société?

Faire la route 20, aujourd'hui, c'est emprunter la grande artère des idées noires. Comment voulez-vous performer dans des réunions importantes au sortir de pareil couloir? La non-beauté engendre la morosité qui engendre la paralysie. La spirale de l'inaction est alors engagée, on s'habitue à la tristesse. On ne voit plus la brique blanche d'un duplex, la fausse pierre, les couleurs hétéroclites des façades, les entrepôts industriels, la laideur des bâtis commerciaux, on ne voit  plus le spectacle ahurissant des bannières commerciales, les traîneries, la machinerie de troisième main, ces arbres que l'on abat pour ériger un panneau commercial de publicité maison, Poitras électrique, tout cela semble normal et entendu.

S'il existait, que dirait le ministre de la Beauté au Conseil des ministres, les mercredis matin? Comment introduire l'idée que nous devrions interdire certains matériaux, réglementer encore plus l'affichage publicitaire, donner des pouvoirs aux inspecteurs de l'esthétique pour punir les délinquants? Qui Protégera les paysages naturels, qui fera la promotion d'une architecture originale, créative, intégrée aux environnements locaux et régionaux? Pauvreté n'est pas excuse; on peut être modeste et présentable. Le budget n'est pas une excuse non plus; être beau n'a pas de prix fixe. Tout s'améliore dans la beauté; la joie, la santé, la longévité. A contrario, la laideur décourage, elle a véritablement un coût social que nous n'arrêtons pas de sous-estimer.

Alors voilà : tout est une affaire de goût, mais le goût se cultive et s'entretient, et croît avec les expériences esthétiques. La beauté est dans l'œil de celui qui regarde, bien sûr, mais encore faut-il ouvrir les yeux et voir.

Quand arrêterons-nous de compter en pieds carrés, pour mieux taxer, pour mieux spéculer, pour mieux magouiller? Mais surtout commencerons-nous à construire un monde à notre mesure en lieu et place de celui-ci qui ressemble à l'après-guerre des forces du marché économique, fonctionnel et technique? Nous sommes devant un champ de ruines, nos vieilles granges s'effondrent, comme le signal d'un naufrage. Il est grand temps de remettre la beauté au programme politique d'une société à créer.

Rappelons-nous : l'état des lieux est un état d'âme.

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Si les réseaux sociaux que vous fréquentez font de vous une meilleure personne, ne vous en privez pas. S'ils font de vous une personne malveillante et potentiellement criminelle, évitez-les.

Meilleur souhait du nouvel an! (Malfada)  

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