9 juin 2012

«Jour de bonheur»

Les légendes urbaines me font penser aux fables de Lafontaine : une histoire suivie d’une morale. L’histoire ci-après vogue allègrement sur Internet depuis 1997! Il est amusant de connaitre les origines de ces témoignages qu’on nous présente toujours comme des faits vécus – et l’on insiste…

Source des informations sur l’origine de cette légende :
www.snopes.com the definitive Internet reference source for urban legends, folklore, myths, rumors, and misinformation.

«Le Bécasseau» est le résumé d’une histoire dont l’auteur est Mary Sherman Hilbert. La version complète parut la première fois en 1978 dans un périodique religieux canadien. En 1980, Reader’s Digest en publia un condensé. Les personnages originaux s’appelaient Ruth Peterson et Wendy. Plus tard, la marcheuse a changé de nom : Ruth Patterson, Ruth Peterson et finalement Robert Peterson. Il n’y a pas de Robert Peterson dans la version originale.

Dans celle du Reader’s Digest, l’auteur dit en introduction qu’une voisine lui avait raconté avoir vécu cet incident. L’histoire l’avait frappée et elle avait pris des notes. Même si c’est raconté à la première personne, l’auteur précise que ce n’est elle qui a vécu l’incident.

En 2003, on ajouta ce commentaire à la fin de l’histoire :

NOTE : Ceci est une histoire vraie envoyée par Robert Peterson. C’est arrivé il y a plus de 20 et l’incident a changé sa vie à jamais. Cela nous rappelle à tous que nous devons prendre le temps d’apprécier la vie et ceux qui nous entourent. Haïr les autres fait en sorte qu’on s’aime moins soi-même. La vie est compliquée. L’agitation quotidienne, les traumas, les crises ou les infortunes passagères peuvent nous faire perdre de vue ce qui est vraiment important. Cette semaine, assurez-vous de donner des câlins supplémentaires à ceux que vous aimez, et trouvez le temps de vous arrêter pour humer le parfum des roses ()

Quoiqu’il en soit, l’histoire nous propose quelques leçons. Elle suggère de ne pas laisser notre propre tristesse et souffrance nous envahir au point de ne pas voir celles des autres. Car lorsque nous sommes obsédés par notre propre désarroi nous risquons de brusquer des personnes encore plus souffrantes que nous; ce manque de bienveillance inconscient pourrait nous hanter longtemps. La narration nous dit aussi qu’au beau milieu des horreurs personnelles qui chavirent notre vie, nous devons nous efforcer de créer des «jours de bonheur».

***
En définitive, nous ne savons pas si l'histoire a été vécue ou non. Mais qui de nous n'a pas vécu quelque chose de semblable? Comme les fables de Lafontaine, ces allégories contemporaines ont un côté intemporel.

J’ai vu beaucoup d’oiseaux en balade aujourd’hui, mais pas de bécasseau. Par contre, pour moi, tous les oiseaux sont porteurs de joie; alors, ce fut un jour de bonheur.

Le Bécasseau
Version "Robert Peterson" ...

Elle avait six ans quand je l'ai rencontrée pour la première fois sur la plage près d'où j'habite. J’allais à cette plage, à une distance de trois ou quatre milles, à chaque fois que le monde semblait s’écrouler autour de moi. Elle construisait un château de sable, ou autre chose, et m’a regardé; ses yeux étaient bleus comme la mer.

- Bonjour, dit-elle.
Je l’ai simplement saluée, n’étant pas vraiment d'humeur à m’occuper d’une jeune enfant.
- Je construis, dit-elle.
- Je vois. Qu'est-ce c’est?, lui ai-je demandé, peu intéressé.
- Oh, je ne sais pas, j’aime seulement la sensation du sable. 
Ça semble agréable en effet, pensai-je, et j’enlevai mes chaussures.

Un bécasseau passa.

- C'est de la joie, dit l'enfant.
- C'est quoi?
- C'est de la joie. Ma maman dit que le bécasseau nous apporte de la joie. 

L'oiseau atterrit sur la plage. Adieu joie, bonjour tristesse, ai-je murmuré, et je m’apprêtai à poursuivre ma marche. J'étais déprimé, ma vie semblait complètement bouleversée.

- Quel est votre nom?
Elle ne lâchait pas.
- Robert », lui ai-je répondu, Robert Peterson.
- Le mien est Wendy... j’ai six ans.
- Bonjour, Wendy. 
Elle pouffa de rire : 
- Vous êtes drôle. 

Malgré ma tristesse, j’ai ri aussi en m’éloignant.
Son rire musical me suivit.
- Revenez, M. P., lança-t-elle, nous partagerons un autre jour de bonheur. 

Les jours suivants je ne vis que des groupes de Scouts indisciplinés, des meetings PTA et une mère souffrante. Un matin, le soleil brillait pendant que je vidais mon lave-vaisselle. J’ai besoin d’un bécasseau, me dis-je, en ramassant mon manteau.

Le baume changeant du bord de mer m'attendait. La brise était froide mais je marchais d’un bon pas, essayant de trouver la sérénité dont j'avais besoin.

- Bonjour M. P., dit-elle, voulez-vous jouer? 
- Que veux-tu faire?, ai-je demandé, un peu ennuyé.
- Je ne sais pas. À vous de le dire. 
- Des charades peut-être?, demandai-je ironiquement.
J’entendis à nouveau son éclat de rire cristallin.
- Je ne sais pas ce que c'est. 
- Alors marchons. 

En l’observant, je remarquai la délicatesse de son visage.

- Où habites-tu?, ai-je demandé.
- Là-bas, dit-elle, en pointant vers une rangée de chalets d'été.
Étrange, pensai-je, en hiver…
- À quelle école vas-tu? 
- Je ne vais pas à l'école. Maman dit que nous sommes en vacances. 

Elle babillait dans son langage enfantin tandis que nous marchions sur la plage; mais j’avais la tête ailleurs. En la quittant pour retourner chez moi, « c’était un jour de bonheur » dit Wendy. Me sentant étonnamment mieux, j’ai acquiescé en souriant.

Trois semaines plus tard, je me rendis à la plage quasiment en état de panique. Je n'étais pas d'humeur à saluer Wendy. Croyant avoir aperçu sa mère sur le porche, j’ai failli lui demander de garder sa fille à la maison.

- Écoute, si ça ne te dérange pas, j’aimerais mieux être seul aujourd'hui, dis-je à Wendy qui m’avait rattrapé. Elle semblait anormalement pâle et hors d'haleine.
- Pourquoi?, demanda-t-elle.
Je me suis retourné en criant :
- Parce que ma mère est morte!
Et aussitôt je me suis dit, Mon Dieu, pourquoi ai-je dit ça à une jeune enfant ? 
- Oh, dit-elle tranquillement, alors c'est un mauvais jour. 
- Oui, et hier et avant-hier -- oh, va-t-en! 
- Est-ce que cela a fait mal? 
- Quoi donc?, lui demandai-je exaspéré.
- Quand elle est morte? 
- Bien sûr que ça fait mal, lui ai-je répondu sèchement, intolérant, fermé sur moi-même.
Je m’éloignai à grands pas.

À peu près un mois plus tard, lorsque je suis retourné à la plage, elle n'était pas là. Me sentant coupable, honteux, et admettant qu’elle me manquait, je suis allé au chalet après ma marche et j’ai frappé à la porte. Une jeune femme, les traits tirés, aux cheveux couleur de miel, m’a ouvert.

- Bonjour, lui dis-je, je suis Robert Peterson. J’ai raté votre petite fille aujourd'hui et je me demandais où elle était. 
- Ah oui … M. Peterson, veuillez entrer. Wendy m’a tellement parlé de vous. J’ai peur de lui avoir permis de vous déranger. Si elle vous a ennuyé, veuillez accepter mes excuses.
- Pas du tout, c’est une enfant charmante, lui dis-je, réalisant soudain que je disais ce que je ressentais vraiment.
- Wendy est morte la semaine dernière, M. Peterson. Elle avait la leucémie. Peut-être qu'elle ne vous l’avait pas dit. 

J’étais renversé, cherchant une chaise à tâtons. Je devais reprendre mon souffle.
- Elle aimait cette plage, alors quand elle a demandé de venir, nous ne pouvions pas refuser. Elle semblait tellement mieux ici, et elle vivait beaucoup de ce qu'elle appelait des jours heureux. Mais, depuis quelques semaines, elle déclinait rapidement... 

Sa voix faiblit :
- Elle a laissé quelque chose pour vous, si seulement je peux le trouver. Pouvez-vous attendre un moment pendant que je cherche? 

J'ai acquiescé, l’air stupide, cherchant quelque chose à dire à cette charmante jeune femme. Elle m’a remis une enveloppe adressée en caractères gras à « M. P. » Elle contenait un dessin aux couleurs brillantes – une plage jaune, une mer bleue et un oiseau brun. En-dessous, elle avait soigneusement écrit :

UN BÉCASSEAU POUR VOUS APPORTER DE LA JOIE 

J’éclatai en sanglots, et mon cœur, qui avait presque oublié d’aimer, s’ouvrit tout grand. Je pris la mère de Wendy dans mes bras en répétant « je suis tellement peiné, tellement désolé, tellement désolé ». Et nous avons pleuré ensemble.

Le précieux petit dessin est maintenant encadré et accroché dans mon bureau. Six mots – un pour chaque année de sa vie – qui me parlent d'harmonie, de courage et d'amour désintéressé.

Le cadeau d'une enfant aux yeux bleus comme la mer et aux cheveux couleur de sable – qui m'a fait connaitre le don de l'amour.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire