20 juin 2018

La liberté en déroute

La Journée mondiale des réfugiés – c’est du quotidien depuis des décennies. Personne ne veut être un réfugié, personne.  


Dernière heure – Sous la pression venant des quatre coins des États-Unis et du monde, l’administration Trump met fin au supplice des familles de migrants. «Cela me tient particulièrement à cœur. [...] Nous n’aimons pas voir des familles séparées», a affirmé Trump en signant le décret mettant fin à cette pratique qui lui a valu une avalanche de critiques, y compris au sein de son propre camp. «Nous allons avoir des frontières très fortes, mais nous allons garder les familles ensemble», a encore dit le président américain qui a lui-même décrété début mai une «tolérance zéro» sur l’immigration illégale qui s’est traduite par la séparation des familles. (Agence France-Presse)
   Une bonne nouvelle parmi le lot quotidien de mauvaises nouvelles qui viennent de nos voisins. En espérant que Trump ne fasse pas volte-face – c’est une manie. Néanmoins, les familles continueront de se retrouver encagées dans centres de détention ou des villages de tentes. Plusieurs enfants n’ont même pas d’identité, comment pourrait-on les ramener à leurs parents, si ces derniers ont déjà été expédiés dans leur pays d’origine? Deviendront-ils la propriété de l’État? En fera-t-on des esclaves?
   S’indigner, contester et manifester, donne parfois des résultats, mais ne remisons pas les pancartes.

Illustrateur : Francesco Bongiorni, Madrid, Espagne
 
Si tu vis dans un pays où tout marche relativement bien, t’as pas besoin de chercher refuge ailleurs. Beaucoup de migrants quittent leur pays pour fuir la misère et aider leurs familles, même au risque de mourir. Certains sont parfois kidnappés et vendus à des réseaux clandestins d’esclavage et de prostitution. «Chaque jour de nouvelles personnes disparaissent. Il y a une immense souffrance au sein de centaines de milliers de familles. Je crois que nous devrions être une armée à rechercher les disparus. Il n’existe pas de douleur plus grande que la disparition d’un être cher, d’un enfant», dit l’enquêteur. «Si je devais disparaitre je voudrais qu’on me cherche. Qu’on aide ma mère à me trouver.»
Ce documentaire est bouleversant.


Mexique : La recherche des migrants disparus – ARTE Reportage
L'histoire d'un homme à la recherche des migrants latino-américains disparus sur la route des États-Unis. Réalisation : Alex Gohari et Léo Mattei, montage Matthieu Besnard. NovaProdTv 14 févr. 2018


Des déplacements de populations sans précédent

Selon le rapport annuel de l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés, les guerres, les violences et la persécution ont propulsé les déplacements forcés dans le monde vers un nouveau record, avec 68,5 millions de personnes déracinées en 2017, soit une toutes les deux secondes, soit environ la population de la Thaïlande.
   Le terme «réfugié» fait référence à toute personne qui, «craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n'a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner», d'après l'Organisation internationale pour les migrations (OIM).
   Les réfugiés qui ont fui leurs pays pour échapper au conflit et à la persécution représentent 25,4 millions sur les 68,5 millions de personnes déracinées, soit un accroissement de 2,9 millions par rapport à 2016 et aussi la plus forte augmentation jamais enregistrée par le HCR pour une seule année. Parallèlement, le nombre de demandeurs d’asile qui étaient toujours en attente de l’obtention du statut de réfugié au 31 décembre 2017, a augmenté d’environ 300 000 pour atteindre 3,1 millions. Les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays sont au nombre de 40 millions, soit un peu moins que les 40,3 millions de déplacés internes en 2016, et les pays en développement sont les plus affectés.


Insécurité politique, économique. Et climatique – les réfugiés environnementaux sont des personnes exposées à des catastrophes naturelles (montée des eaux, avancée des déserts), qui ne sont pas considérés comme des réfugiés même s’il s’agit de déplacements forcés : leur nombre est estimé à 40 millions et risque fort, sans mesures pour contrer les effets du changement climatique, de se multiplier à l’avenir.
   Les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, les coulées de boue, ainsi que le phénomène géologique appelé doline (sinkhole) ne sont pas des «actes de Dieu». Le plus souvent ce sont des répercussions des activités humaines, telles que le forage, la fracturation hydraulique et le minage. Les dolines peuvent être corrélées aux pratiques d'utilisation des sols, en particulier au pompage de l'eau souterraine, et aux pratiques de développement et de construction. Elles peuvent aussi se former lorsque les structures naturelles de drainage de l'eau sont modifiées et que de nouveaux systèmes de déviation sont créés. D’autres se forment quand le sol est modifié, comme lorsque l'industrie crée des bassins de stockage/ruissellement. Le poids considérable du nouveau matériel peut déclencher un effondrement souterrain des supports. Tout ce que l’homme construit est éphémère et voué à la destruction ou à l’effondrement, surtout quand il construit sur du remblaiement de sable parce que ça coûte moins cher... Mais, le climat joue un rôle – par exemple, avec les longues périodes de sécheresse suivies de pluies torrentielles et persistantes, on peut facilement prédire que de tels incidents seront de plus en plus fréquents dans le futur à mesure que le climat de la terre change.
   Enfin, la surpopulation – la planète a ses limites en matière d’hébergement. Encourager la planification et la limitation des naissances, en particulier dans les pays où l’on se reproduit comme des lapins en raison de croyances religieuses ou superstitieuses, aurait pu freiner l’explosion démographique. Mais, les tyrans préfèrent les guerres et les génocides.

Le mythe du progrès
Nicolas Casaux

«“Ils ne valaient pas mieux que des chiens“, déclarait en 1835 le révérend Williams Yates, “et vous n’agissiez pas plus mal en tirant sur eux qu’en abattant un chien qui aboie après vous“. Justifiant l’utilisation du fouet, l’un des premiers colons dans l’ouest de l’Australie notait pour sa part : “Rappelons-nous qu’un natif avait un cuir et non une peau ordinaire comme les êtres humains ordinaires“. Les cadavres des Aborigènes abattus étaient suspendus aux branches des arbres et servaient d’épouvantails. “Leur destinée est d’être exterminés et le plus tôt sera le mieux“, écrivait en 1870 Anthony Trollope. En 1902 encore, un élu, King O’Mally, pouvait se lever au Parlement et déclarer froidement : ”Il n’existe aucune preuve scientifique que l’aborigène soit même un être humain”.» ~ Wade Davis, Pour ne pas disparaître (Albin Michel, 2011)

Cette description de la manière dont les Aborigènes d’Australie étaient considérés jusqu’à il n’y pas si longtemps et sont encore considérés par certains en évoque bien d’autres. La plupart des peuples «sauvages» du continent africain (Pygmées, Sans, etc.), de l’Amérique, de l’Asie et des autres continents du globe, ont été perçus de la sorte par les dirigeants des nations dites «civilisées». Leurs cultures étaient considérées comme des sous-cultures, des arriérations.

«Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. Le paysan africain qui, depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès.» Nicolas Sarkozy, 26 juillet 2007

Artiste inconnu. Même drame, seuls les gens et les décors changent.

Et puis, au cours du XXe siècle, cette perspective raciste, paternaliste et suprémaciste a progressivement laissé place à une perspective plus respectueuse. Les cultures dites «civilisées» ont cessé du moins en partie, disons que la perspective officielle de la Science civilisée a cessé, mais pas les Sarkozy du monde de considérer ces peuples comme des arriérés, des populations (au mieux) jamais sorties de l’enfance de l’humanité, «préindustrielles» ou «précapitalistes» (dans le sens où elles n’avaient pas encore inventé la bombe atomique, le Roundup, la centrale nucléaire et la Rolex, mais qu’elles allaient un jour y parvenir, car tel était le destin et l’unique voie de développement de l’humanité).
   La nouvelle perspective officielle stipulait que ces peuples avaient simplement choisi des modes d’existence différents, tout aussi valides que les nôtres que LE nôtre en réalité : le «développementisme-civilisé» qui, loin d’être valide, constitue la catastrophe socio-écologique que l’on sait (ou que l’on devrait savoir).
   Or de Prachuap Khiri Khan à Marseille, de New-York à Tokyo, de Hong-Kong à Lagos, de Buenos Aires à Phnom Pen et de Kuala Lumpur à Casablanca, les êtres humains partagent désormais en grande partie si ce n’est totalement les mêmes coutumes, les mêmes croyances, les mêmes morales, les mêmes habitudes. C’est-à-dire que d’un bout à l’autre de la planète, une seule et même culture s’est imposée, et s’impose, celle des fausses démocraties (ou des vraies dictatures), de la voiture, des routes, du travail en usine pour les mêmes multinationales ou les mêmes banques, celle de la télévision, des smartphones, des ordinateurs et des écrans partout, celle de Facebook, Instagram, Amazon, Google, Apple, HSBC, Goldman Sachs, Monsanto, Total, ExxonMobil, BASF et Dow Chemical.
   Et non, le fait que subsiste encore une mince surcouche de folklore (cuisine, musique, vêtements, etc.) issu des cultures qui existaient auparavant en chacun de ces endroits ne permet certainement pas d’affirmer, par exemple, que le Japon a préservé sa culture parce qu’on y mange des sushis (qu’on peut désormais manger à Paris ou à New-York, et n’importe où dans la civilisation industrielle, ou presque). Ce folklore, qui n’a parfois plus rien de pittoresque (comme l’illustre l’internationalisation des sushis), ne sert plus que d’argument de vente pour le tourisme mondialisé, qui est le même partout.
[...]
   Ainsi que le formule Wade Davis : «Il s’agit de trouver une inspiration et un réconfort dans l’idée qu’il existe des chemins différents du nôtre et que notre destinée n’est donc pas écrite à l’encre indélébile sur un ensemble de choix dont il est prouvé scientifiquement et de manière démontrable qu’ils ne sont pas les bons.»

Le mythe du progrès et la toxicité de la monoculture mondialisée


Le progrès dans tous ses états…
Daniel Laguitton

Si le passé n’est jamais garant de l’avenir, savoir d’où l’on vient n’en est pas moins utile pour comprendre un peu mieux où l’on va. Cela vaut pour les individus comme pour les sociétés et le «Connais-toi toi-même» inscrit quatre siècles avant notre ère sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes semble indiquer que ce constat ne date pas d’hier. Ignorer son histoire est en effet une forme d’oubli de soi-même qui s’accompagne, chez l’Homo sapiens, d’un mal-être et d’une quête identitaire qui le rendent particulièrement vulnérable à une multitude d’identités d’emprunt comme les modes vestimentaires ou culturelles, les manies et phobies en tous genres, les psychotropes, le fanatisme politique et idéologique, les carrières valorisantes aux yeux des autres, le prestige de l’uniforme, etc. En rendant identiques ceux qui le portent, l’uniforme renforce bien sûr l’identité au sens de similitude et peut créer un sentiment d’appartenance, mais l’habit ne fait quand même pas le moine. L’attrait de tous les palliatifs identitaires est l’illusion qu’ils procurent d’être «in» sans pour autant cesser de se sentir viscéralement «out». L’adolescence est une période particulièrement vulnérable aux emprunts identitaires, mais elle n’en a pas l’exclusivité.
   Ce qui est vrai pour les individus et les sociétés l’est aussi pour les mots : quand ils oublient leur histoire, certains mots en viennent à perdre leur sens originel. Par exemple, lorsqu’une compagnie recrute en affichant «Avec nous, venez vivre votre passion», le mot «passion» n’a certainement pas, tout au moins pour l’employeur, le sens originel de souffrance qu’il a gardé dans «la Passion selon saint Matthieu».
   Un mot qui exprime à lui seul bien des aspirations individuelles et collectives est le mot «progrès» qui, sous le règne de la quantité, est devenu synonyme de «mieux», lui-même confondu avec «plus». Il ne désigne pourtant, à la lettre, qu’un pas en avant (du latin pro = devant et gradus = le pas), sans en préciser la direction ou la destination. Les maladies progressent, la décadence aussi. On attribue à Sully Prudhomme (1839-1907), premier prix Nobel de littérature, cette perle : «Nous sommes au bord du gouffre, avançons donc avec résolution». Prudhomme peut-être, prudent, c’est moins certain! Un progrès qui néglige l’éclairage du passé n’est souvent qu’un pas en avant dans le noir.
[...]
   Selon la tradition hindoue, l’histoire du monde passe répétitivement par quatre ères cosmiques (yugas) qui durent chacune plusieurs centaines de millénaires : 1) un âge d’or béatifique ne connaissant ni haine, ni envie, ni peur; 2) une ère ritualiste où le sang commence à couler dans des guerres et dans des sacrifices visant à amadouer les dieux; 3) une ère de détérioration des mœurs et de banalisation des rituels; 4) une ère du démon Kali, porteur de souffrance et de destruction (le Kali Yuga). Selon ce calendrier cyclique, nous en serions à la fin de cette quatrième ère et le métaphysicien René Guénon (1886-1951) écrit à ce propos : «Si le monde moderne, considéré en lui-même, constitue une anomalie et même une sorte de monstruosité, il n’en reste pas moins vrai que, situé dans l’ensemble du cycle historique dont il fait partie, il correspond exactement aux conditions d’une certaine phase de ce cycle, celle que la tradition hindoue désigne comme la période extrême du Kali-Yuga».
[...]
   Le vingtième siècle et les deux premières décennies du vingt et unième se sont soldés par un déclin prononcé sur plusieurs fronts, dont celui du rapport avec la nature et celui du lien social, n’en déplaise aux Facebook et Twitter de ce monde.
   ...Ludwig Klages (1872-1956) a brossé une caricature mordante des progressistes de son temps : «Le progressiste actuel est stupidement fier de ses succès, car il s’est en quelque sorte persuadé lui-même que chaque accroissement du progrès de l’humanité entraîne un accroissement de la valeur de cette humanité». Dans Mench und Erde, paru en 1913 et publié chez RN éditions en 2016 sous le titre L’Homme et la Terre, Klages s’affirme en précurseur de l’écologie moderne : «Implacable vis-à-vis du concept de progrès (“le progrès n’est rien moins que la destruction de la vie”), il prophétise la destruction des paysages, la pollution environnementale ou encore l’exploitation des ressources naturelles dans un texte bouillonnant de vie. L’un des tout premiers manifestes du genre, ce texte qui s’abreuve aux sources de la rationalité rigoureuse comme à celles du romantisme allemand est une lecture obligatoire d’aujourd’hui pour penser l’écologie». [...] Il dénonce avec virulence le viol de la Terre Mère et déplore que l’humanité matérialiste s’enferme de plus en plus dans un univers conceptuel aux dépens de sa propre vitalité et de celle des espèces avec lesquelles elle partage la biosphère. Bien que déplorant la stérilité du règne du mental, Klages n’en reste pas moins convaincu que l’âme résiliente du monde triomphera.
[...]
   Pour la première fois depuis que la Terre existe, les phases d’évolution des sociétés humaines affectent aujourd’hui les mécanismes profonds de la géosphère, de l’hydrosphère, de l’atmosphère et de la biosphère. Toute l’œuvre de l’historien des cultures Thomas Berry (1914-2009), en particulier The Dream of the Earth et The Great Work, porte sur la reconnaissance que l’évolution de l’humanité ne peut plus être dissociée de celle de la Terre. L’activité humaine a mis fin à l’ère cénozoïque (ère de la nouvelle vie) amorcée il y a 65 millions d’années avec la cinquième extinction (celle des dinosaures) et une sixième extinction est en marche, signée Homo sapiens, au rythme actuel d’une centaine d’extinctions d’espèces par jour. L’humanité fait donc face à un choix crucial : périr en s’en tenant à une conception insoutenable du progrès ou entrer courageusement dans une ère que Thomas Berry appelle «écozoïque» caractérisée par une reconnaissance de la Terre en tant que «communion de sujets plutôt que collection d’objets».   
[...]

Encyclopédie de l’Agora

Aucun commentaire:

Publier un commentaire