6 juillet 2014

La tyrannique cupidité

«La terre est devenue trop petite pour la méchanceté des hommes», disait Maurice Chapelan. On peut dire aussi : trop petite pour l’avidité des hommes.

CE QUE NOUS NE VOULONS PLUS. 
Photo : Gerald Herbert (Deepwater Horizon oil spill, 2010)

CE QUE NOUS VOULONS. 
Photo : Daniel Fortin (Centre de la Nature, QC)

Une réflexion sur l’avidité, en commémoration à la catastrophe de Lac Mégantic. Car au lieu de réduire la production et le transport des carburants fossiles, on s’apprête à faire l’inverse, tout en sachant que d’autres catastrophes se produiront immanquablement.
Conclusion : nous refusons de tirer les leçons appropriées et d'agir en conséquence.

Avidité, désir, besoin
Par Jérôme Ravenet

Le nouveau phalanstère
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Du désir à l'avidité

Le désir renvoie à des réalités psychologiques diverses. Étymologiquement, le mot vient du latin desiderare et de la racine sidius qui signifie étoile. Le désir désigne la nostalgie d'une étoile dont l'homme s'est détourné. Désir renvoie à l'idée de distraction, déviation. La racine «de-» qui se trouve dans ce mot, marque l'idée d'une distance, d'un éloignement. Avec le désir, l'étymologie latine nous renvoie à une erreur d'orientation. Mais elle renvoie également au repentir qui fait suite à la prise de conscience de cette erreur. Et le désir a pu, chez Spinoza, devenir «l’essence de l’homme en tant qu’il existe» (Éthique) : élan, influence incitatrice de la vie, l'effort pour exister, pour persévérer dans l'être. De la confrontation de ces deux points de vue résulte le problème classique : le désir, obstacle ou moteur de la connaissance.

L'approche grecque désigne le problème de l'avidité sous le terme d'hybris ou démesure, transgression des limites constitutives de toute vie humaine. L'approche chrétienne soulignera le risque de pléonexie qui pousse à vouloir toujours plus, et ses risques parallèles (philargyrie - amour des richesses -, luxure, et surtout cénodoxie - vaine gloire - et philautie - amour de soi). L'approche stoïcienne, et plus encore l'approche bouddhiste pointeront l'enracinement du désir dans l’illusion subjective d'un ego qui refuse l’impermanence (anicca), le devenir, le changement, s'attache à ce qui doit s'en aller, refuse ce qui doit advenir : refus caractéristique d'une ignorance qui expose l'homme à la souffrance (dukkha).

Le besoin est une notion du vocabulaire scientifique, renvoyant à un désir physiologique dont la non-satisfaction prolongée engendre la mort (respiration, alimentation, repos). Notion qui peut prendre un sens spirituel, si nous la resituons par exemple dans le cadre d'une philosophie épicurienne, elle désigne alors les seuls désirs naturels et nécessaires. La Lettre à «Ménécée» d'Épicure (mais on pourrait en dire autant de la philosophie du Portique), défendant le parti d'une ascèse modérée, d'une simplification de l'existence (caractéristique commune de toutes les grandes sagesses) pose le problème éternel des rapports entre besoins et bonheur. En effet, notre société de consommation a exagéré le sens du besoin (élevant les désirs les plus superflus au rang du besoin). Nous sommes invités à ramener l'existence à ses besoins fondamentaux, non par fascination pour le dolorisme ou par culpabilité, mais parce que c'est dans la simplification de l'existence que le sage se convoque à son point d'excellence, peut jouir d'un plaisir pur, sans mélange d'avidité.

L'approche bouddhiste du Vipassana (Vision pénétrante) invite à surmonter les grimaces de l'ego, pour s'élever à la sagesse (panna), c'est-à-dire une représentation du monde et une pensée qui ne soient pas défigurées par l'interprétation du désir-avide et de l'aversion. Voir les choses telles qu'elles sont, sans en rajouter : mourir n'est que la décomposition d'un agrégat corporel, etc. Les choses ne sont que ce qu'elles sont : la sagesse les prend telle quelles, dans la perception nue de l'instant présent, sans les juger. Pour un bouddhiste, même un besoin n'est qu'un besoin, et cela ne signifie pas que nous ayons le droit de revendiquer et de nous battre bec et ongle pour sa satisfaction. Ce que la société de consommation appelle «besoins» ne renverrait finalement qu'à de faux besoins : besoins artificiels, «psychologiques» si l’on veut, qui répondent à la définition que nous donnions de l’appétit ou de l'avidité. Nous nous identifions à ces besoins, les croyant nécessaires à la construction de nos vies modernes. C'est sur ce processus d'identification que reposent tous les conditionnements qui génèrent la frustration profonde (dukkha) qui sous-tend en réalité l'hédonisme apparent de la société de consommation. Cette soif de jouissance entretiendrait en réalité une profonde souffrance : M. Rahnema l'appelle «pauvreté moderne» (op. cit.) et elle définirait proprement la «misère spirituelle» du monde moderne.

Les discours modernes de la Bioéthique et du Développement Durable parlent au fond très peu de cette liberté que les sagesses opposent à la satisfaction tyrannique des appétits. On y parle beaucoup du droit d'avoir des enfants, de disposer de son corps, ou de vivre sur une planète habitable, etc. : on se réfère le plus souvent au sens juridique de la liberté, on laisse la question de la liberté spirituelle au cours de philosophie... Serait-elle devenue taboue dans l'espace public où la vitalité des nations se mesure encore au PIB. Ici et là, certains penseurs, économistes proposent pourtant de nous sortir de la tyrannie de l'avidité, en élaborant d'autres indicateurs de santé économique. Ainsi du BIB, le Bonheur Intérieur Brut. Voir par exemple : «Le prix du bonheur», de Richard Layard (éd. A. Colin).

Bibliographie
Épicure, Lettre à Ménécée, PUF, Épiméthée, 1992.
Layard Richard, Le prix du bonheur : leçons d'une science nouvelle, éd. Colin, 2007
Rahnema M., Quand la Misère chasse la Pauvreté, éd. Fayard, Revue Quart Monde, n° 192.
Spinoza, Éthique, Pléiade, Gallimard, 1954.
 

ÉCONOMIE DE LA MISÈRE 
L'économie de la misère en chiffres.

En 2009, quelques chiffres pour méditer sur la misère, la pauvreté et la richesse :

En 1980, le salaire d'un PDG d'un grand groupe est 20 fois plus élevé que celui d'un ouvrier moyen. En 1990, il l'est 80 fois. En 2000, il l'est 530 fois.

250 personnes dans le monde accumulent une fortune équivalent au revenu de 2,5 milliards d'individus. La fortune des 3 personnes les plus riches équivaut au PIB des 48 pays les plus pauvres.

Il y a aujourd'hui 10 millions de millionnaires dont la fortune s'élève à 40 700 milliards de $. 195 milliards de $, soit 0,5% prélevés sur cette fortune suffiraient pour éradiquer la misère. Selon les sources, on estime entre 10% et 17% les habitants de la planète qui concentrent 87% à 90% des richesses produites.

Dans le monde, le marché des stupéfiants est estimé à 500 milliards de $. Celui de la publicité est à peu près équivalent. 

L'économie financière (flux en dollar) est 30 fois supérieure à l'économie réelle (PIB mondial). Le PIB mondial est d'environ 33 milliards de $. Le montant des transactions financières est quant à lui d'un million de milliards de $; de ce montant seul 3% correspondraient à des biens et des services réels. (Estimations de Bernard Lietaer, Banque Centrale de Belgique).

Ces chiffres nous renvoient à une parole de Gandhi, que cite N. Hulot, dans le Syndrome du Titanic 2 : «Il y a suffisamment de ressources sur cette planète pour répondre aux besoins de tous, mais pas assez pour satisfaire le désir de possession de chacun».

(Le nouveau phalanstère)

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